On a quelque peu oublié John Schlesinger depuis son dernier film, Un couple presque parfait, sorti en 2000, trois ans avant sa mort. La faute à une filmographie en dents de scie dont la dernière partie alignait quelques œuvres bien emballées (Les Envoûtés, Fenêtre sur Pacifique) mais parfois oubliables (Au-delà des lois). En fait, s’il était besoin de comparer l’évolution de la filmographie de Schlesinger à celle d’un cinéaste plus “moderne”, sans pour autant en comparer les styles, on pourrait dire que le réalisateur de Macadam Cowboy partage beaucoup de l’ambivalence artistique d’un Jonathan Demme, qui lui aussi a su aligner quelques œuvres mémorables, tantôt dérangeantes tantôt sociales (Le Silence des agneaux, Philadelphia, Un crime dans la tête), avant de se perdre dans les limbes d’un cinéma plus mainstream et médiocre.

Cette comparaison mise à part, il s’agit surtout de resituer le meilleur de l’œuvre de Schlesinger au sein de son époque, les très agitées années 70. Cette décennie a vu sortir sur les écrans une flopée de thrillers à tendance parano dont le fond politique résonnait à merveille avec les préoccupations d’une Amérique doutant alors de ses dirigeants politiques, de l’intégrité de ses médias, et de sa sécurité sur l’échiquier géopolitique mondial. La fin de la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate, couplées au climat paranoïaque de la guerre froide, furent les principaux catalyseurs de ce courant cinématographique initié par la trilogie de la manipulation (Kluke, À cause d’un assassinat, Les Hommes du président) d’Alan J. Pakula. Très vite, des cinéastes aussi talentueux que Francis Ford Coppola (Conversation secrète), Sidney Pollack (Les Trois jours du Condor), Peter Hyams (Capricorn One) et Sidney Lumet (Un après-midi de chien, Network) apportèrent leur propre vision de cette Amérique des faux-semblants médiatiques et de la manipulation politique. Une époque qui, à bien y réfléchir, ne parait pas si différente de la notre.

Mais revenons-en aux 70’s. Au sein même de cette petite révolution de l’époque, John Schlesinger livrait en 1976 ce qui reste aujourd’hui comme le chef d’œuvre de sa filmographie : Marathon Man. Un film qui aura marqué son temps par la maestria de sa mise en scène, certaines scènes inoubliables et le jeu remarquable de ses comédiens. A New York, Thomas “Babe” Levy est un jeune étudiant d’histoire. Traumatisé par le suicide de son père, un professeur réputé et victime du maccarthysme, il ne cesse de revivre son trauma et d’étudier assidument l’histoire récente de son pays dans le but d’écrire une thèse qui lavera l’honneur de son géniteur. A côté de ça, Babe ne cesse de courir tous les jours à Central Park, dans le but de participer au prochain grand marathon de la ville. Il rencontre bientôt Elsa, une jeune étudiante dont il tombe sous le charme, et finit par sortir avec elle. Pendant ce temps, à Paris, l’agent américain Scylla apprend la mort accidentelle à New York de Klaus Szell, le frère de Christian Szell, ancien médecin nazi d’Autschwitz, parti en exil en Uruguay après la fin de la guerre. La mort de Klaus Szell met directement en péril Scylla qui fut le principal contact de Christian Szell lorsque celui-ci a accepté de collaborer avec le gouvernement américain. Scylla voit ainsi plusieurs de ses collaborateurs se faire assassiner à Paris avant d’être lui-même victime d’une tentative de meurtre. Alors que de leur côté, Babe et Elsa sont mystérieusement agressés au cours d’une promenade dans Central Park, Scylla et Christian Szell, eux, décident l’un et l’autre de se rendre à New York.

Marathon Man est une œuvre passionnante sur bien des aspects. Déjà dans le traitement de ses personnages. Le marathonien du titre est Babe Levy, un jeune homme pétri d’idéalisme, déterminé à révéler les failles d’une nation injuste qu’il juge responsable du suicide de son père, à l’époque accusé de sympathie communiste. Cet aspect de l’histoire, l’ombre du décès de son père, n’agit que comme un pur background censé déterminé la psychologie du personnage incarné par Dustin Hoffman tout en révélant déjà la culpabilité d’une Amérique tout aussi meurtrière que paranoïaque. L’objectif sportif du jeune homme, courir le marathon de New York, mené en parallèle de ses études, peut alors se voir comme une volonté du personnage de dépasser (ou de fuir) un passé dont il n’arrive pas à faire le deuil, inextricablement lié à une nation dont il a honte. Cette facette de la personnalité de Babe se voit formalisée à l’image lorsque, lors d’un de ses joggings à Central Park, Babe s’évertue à rattraper un coureur plus rapide que lui. Une séquence évocatrice, que le cinéaste se plait d’ailleurs à mettre en parallèle avec celle de l’altercation entre Klaus Szell et le vieux juif, la mort de Szell agissant alors comme le véritable catalyseur de toute l’intrigue. Alors que Babe s’évertue à combattre ses propres fantômes liés au spectre du Maccarthysme, Schlesinger nous révèle lui que l’ombre du nazisme plane toujours sur cette Amérique des faux-semblants.

Tout le premier arc du film peut dès lors se voir comme un modèle de narration enchevêtrée. Le scénario y entrecroise la trajectoire de différents personnages qui n’ont a priori aucun lien entre eux (Babe, Doc/Scylla, Christian Szell). Le personnage de Babe Levy surtout, semble être le héros tout désigné d’une intrigue dont les enjeux se jouent tout d’abord loin de lui. Car dans sa volonté de mettre en parallèle les trajectoires de Babe et de l’agent Scylla, Schlesinger se plait surtout à alterner les personnages/référents du spectateur pour mieux brouiller les pistes. De prime abord, le personnage de Babe ne peut avoir aucun lien avec ce qui se joue à Paris, alors même que Doc/Scylla semble devenir la proie d’une conspiration qui se referme progressivement sur lui. Une conspiration qui prend bien sûr sa source dans l’accident du début du film et dont le réalisateur se plait à en taire longtemps les enjeux afin de se concentrer sur l’opposition de deux mondes qui se côtoient sans se voir, celui du quotidien banal d’un étudiant new-yorkais et celui insoupçonné des espions évoluant en coulisses (une opposition que l’on retrouvera également à la fin du film lorsque Babe tenant en joue Szell, croise une classe d’écoliers, inconscients du duel que se livrent alors les deux hommes).

Il nous apparait alors que ce monde-là, celui de l’espion Scylla, tient plus d’un cauchemar hanté par différentes figures de mort que d’un banal ersatz jamesbondien. C’est d’ailleurs précisément dans ses premières scènes parisiennes que Marathon Man révèle toute la démarche de son réalisateur. Il s’agit en effet ici pour Schlesinger moins de filmer une intrigue d’espionnage que de réaliser un film jouant parfaitement des codes de l’angoisse. La disparition d’une jeune femme dans la nuit, ce ballon d’enfant surgit des ténèbres et qui suggère que quelqu’un (un tueur) se tient dans l’ombre, le visage balafré de l’assassin asiatique se dessinant dans la transparence d’un rideau derrière Scylla, l’indicateur égorgé dans la solitude d’une loge de théâtre, cette poussette dont le bruit grinçant annonce l’imminence d’un danger, et enfin cette tentative d’assassinat dans la chambre d’hôtel, chacune de ces séquences permet au cinéaste d’élaborer une atmosphère oppressante lorgnant clairement sur le fantastique le plus angoissant. Une dimension d’autant plus prégnante qu’elle aligne plusieurs détails volontairement dérangeants : l’œil crevé du tueur, le ballon d’enfant rebondissant dans les ténèbres, le faux poupon dans la poussette…

On voit ainsi que les apparences dans Marathon Man sont bien souvent trompeuses. Les vieillards a priori inoffensifs sont d’anciens criminels de guerre, les landaus cachent de faux poupons/véritables bombes, le patron de Scylla est en fait un collaborateur de Szell, la fiancée de Babe n’est pas si innocente qu’on voudrait bien le croire et l’Amérique elle-même, grande triomphante des années 40, révèle en fait ses collusions avec le nazisme. Après avoir échappé plusieurs fois à la mort, le personnage de Doc, pourtant bien rôdé au jeu des apparences, tombera lui aussi dans le piège. Alors que le scénario nous révèle enfin son lien fraternel avec Babe, la mort brutale de l’espion, choquante, fait l’effet d’un véritable électro-choc, en cela qu’elle survient de la main d’un vieil homme dont on sous-estimait la dangerosité.

Des scènes chocs comme celle de la mort de Doc, Marathon Man en contient au moins deux autres. La plus célèbre reste bien évidemment, la fameuse scène de la torture à la roulette. Un véritable modèle de mise en scène et de jeu d’acteurs dont le dialogue glaçant reste culte parce qu’il fonctionne essentiellement sur un malentendu. Ne comprenant pas ce qui lui arrive et qui sont ses ravisseurs, Babe se voit confronté à la mine impassible, le flegme et le ton neutre d’un vieil homme qui ne cesse de lui demander “Is it safe ?” (en français : “C’est sans danger ?“) sans que le jeune homme ne puisse comprendre le sens de cette question. Etranger à ce monde d’espions et d’assassins, Babe s’y voit plongé de la manière la plus terrifiante et horrible qui soit dans cette scène légendaire, face à un vieux tortionnaire portant le masque de la plus parfaite banalité. A ce titre, il convient de revenir sur le jeu exceptionnel de Laurence Olivier. Le regard assassin mais l’expression terriblement neutre, répétant inlassablement sa question sans rien laisser transparaitre, le grand acteur n’aura décidément pas volé son Oscar. L’autre grande scène choc du film repose d’ailleurs beaucoup sur le jeu de cet immense acteur. Descendu dans le quartier juif new yorkais pour y faire évaluer la valeur de ses diamants, Christian Szell est reconnu par deux piétons dans la rue qui reconnaissent en son visage les traits de celui qui était leur bourreau dans les camps de concentration des années auparavant. D’une puissance dramatique phénoménale, cette scène marque tout autant le spectateur pour l’angoisse qui se lit dans le regard et la précipitation du jeu d’Olivier que par l’urgence de la mise en scène de Schlesinger. Il faut voir Szell évoluer dans cette rue, perdu au milieu d’une foule qui semble de plus en plus l’oppresser, alors même que la femme qui hurle son nom menace à tout moment d’attirer l’attention sur lui.

Dans cette continuité de séquences-chocs mémorables, le film s’achemine de manière logique vers une confrontation finale d’anthologie qui inverse alors, de manière ironique, les rapports de force entre la victime et son ancien bourreau lorsque Babe contraint Szell à avaler l’objet de sa cupidité. Toute cette scène finale fonctionne alors sur un dialogue illusoire où l’on peut voir Szell tenter de négocier avec le jeune homme qui le tient en joue tout en s’approchant dangereusement de ce dernier comme il l’avait fait avec Doc. Le spectateur sait en effet que Szell cache une lame rétractable dans sa manche mais Babe lui l’ignore, et Schlesinger prend un malin plaisir à rapprocher les deux personnages au fur et à mesure de la séquence pour souligner la menace du couteau que peut brandir Szell à n’importe quel moment. Un véritable jeu de dupes, et un bel exercice de gestion de l’espace (toute la scène se déroule sur une plateforme grillagée au-dessus d’un évacuateur d’eau), dans un film qui garde pour lui de proposer un des plus formidables duels d’acteurs du cinéma. Hoffman et Olivier : deux générations, deux méthodes d’acting radicalement différentes. Celle, classique et rigoureuse, de feu Sir Olivier, face à la Méthode, viscérale et sensationnelle, d’une jeune star formée par Lee Strasberg à l’Actor’s studio. D’un côté un illustre acteur issu du théâtre classique qui concevait son travail comme une manière d’interpréter le texte et non de le vivre. Et de l’autre, un comédien plus jeune et fougueux, qui composait son personnage et se mettait en condition psychologique à chacune de ses scènes. Beaucoup connaissent l’anecdote selon laquelle Olivier aurait reproché à Hoffman de se mettre dans un état lamentable en s’épuisant à la course juste pour jouer la scène où il tenait en joue Olivier. “Et pourquoi ne vous contentez-vous pas simplement de jouer ?” lui avait demandé avec ironie le vieil acteur anglais, comme pour lui signifier qu’il n’était pas utile de préparer autant son rôle en s’épuisant inutilement à la tâche. Hoffman a raconté depuis que la phrase d’Olivier avait en fait un tout autre sens, c’était pour Olivier le moyen de signifier son soutien à Hoffman qui venait de divorcer et cherchait à s’oublier en s’impliquant un peu trop dans son rôle.

Porté par un duel d’acteur d’anthologie ainsi que par un casting de seconds rôles impeccables, transcendé par la mise en scène angoissante d’un réalisateur alors au sommet de son talent et qui ne fera jamais mieux, Marathon Man s’impose encore aujourd’hui parmi les meilleurs thrillers que nous ait offert le septième art. Un formidable roller coaster émotionnel doublé d’un commentaire subversif sur les instances officieuses et honteuses d’une Amérique moins propre qu’elle en avait l’air. Ou comment le cinéma des 70’s commençait à gratter méchamment le vernis des institutions pour en révéler les collusions les plus impensables, dans la droite lignée des pamphlets paranos de Sydney Pollack et d’Alan J. Pakula. Et à des années-lumière des machines de propagande américaines des 80’s entachant jusqu’à l’entertainment hollywoodien actuel.

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