Sorti en 1996, en pleine période où Val Kilmer squattait le haut de l’affiche dans des films hélas souvent décevants (Batman Forever, Le Saint), L’Ombre et la proie est de ces films injustement boudés à leur sortie, largement oubliés de nos jours et qui pourtant méritent d’être redécouverts.
Inspiré des événements ayant eu lieu au Tsavo en 1898, le film met en scène l’ingénieur et officier britannique John Patterson (Kilmer) à qui un dirigeant de la Compagnie britannique impériale délègue la supervision de la construction d’un pont au Tsavo en plein centre de l’Afrique. Alors que les frictions entre autochtones africains, musulmans et hindous, ralentissent le chantier ferroviaire, plusieurs ouvriers sont les victimes d’attaques de lions. Confronté à la peur grandissante de ses subordonnés qui menacent de quitter le chantier, Patterson tente à plusieurs reprises de piéger et d’abattre les deux fauves. Mais ceux-ci s’avèrent plus rusés que prévu et leur comportement, très loin du comportement habituel des lions, nourrit très vite la superstition des indigènes qui les baptisent Fantôme et Ténèbres. La construction du pont étant alors stoppée, Patterson doit alors s’en remettre à l’aide de Charles Remington (Michael Douglas), un chasseur de lions craint et respecté.
Réalisé par Stephen Hopkins, deux ans après son explosif Blow Away (injustement boudé dans les salles lui aussi), The Ghost and the darkness est de ces films des nineties qui vieillissent plutôt bien. Ecrit par William Goldman (Un pont trop loin, Marathon Man), le scénario déroule une intrigue assez fascinante dont on est bien sûr tenté de douter de la véracité tant elle parait improbable.
Et pourtant, ces deux lions mangeurs d’hommes ont réellement existé et seraient responsables de près de cent trente-cinq morts estimés (les registres de l’époque étant peu fiables, on parle de vingt-huit victimes avérées, les dernières recherches indiquent quant à elles que le compte s’élèverait entre trente-cinq et soixante-quinze personnes), leurs techniques d’attaques étaient bel et bien semblables à celles du film (ils attaquaient le camp en plein jour ou profitaient du sommeil des ouvriers pour tirer violemment leurs proies hors des tentes la nuit afin de les dévorer plus loin), les ouvriers ont effectivement déserté le camp, non sans s’être insurgés contre Patterson.
Ce colonel anglais, John Henry Patterson, a d’ailleurs lui aussi existé. Parvenu à tuer les deux lions au bout de neuf mois de chasses et de massacres, il en a relaté les événements dans un livre autobiographique quelques années plus tard. Passionné par cette histoire, le président Theodore Roosevelt fera des pieds et des mains pour obtenir de Patterson qu’il vende à des conservateurs américains les dépouilles des deux fauves. Celles-ci sont depuis 1924 exposées au musée d’Histoire Naturelle de Chicago. Quant au pont, s’il fut finalement construit, l’ironie de l’histoire veut qu’il fut détruit quelques années plus tard par l’armée allemande.
Assez fidèle aux faits historiques tout en en romançant quelques aspects (le personnage de Remington n’a jamais existé et a été intégré à l’histoire pour en dynamiser la dramaturgie ainsi que pour contenter l’ego de l’acteur/producteur Michael Douglas), le film de Stephen Hopkins s’apprécie pour sa superbe reconstitution d’époque, ses quelques beaux plans sur la brousse (voir cette image récurrente des hautes herbes ondulant dans le vent et au milieu desquelles semble se mouvoir la silhouette d’un lion), la superbe musique du regretté Jerry Goldsmith, ainsi que pour la complémentarité de son duo vedette (l’arrivée de Michael Douglas à mi-métrage est bienvenue tant les personnages secondaires s’avèrent trop peu développés). Et ce même si, adaptation oblige, le film prend quelques libertés (les deux lions du film ne sont pas de la même espèce que les lions du Tsavo, ces derniers n’ayant pas de crinières).
Il est juste regrettable que la mise en scène de Stephen Hopkins peine parfois à retranscrire le souffle épique de cette aventure. Excellent réalisateur au demeurant (on lui doit le très bon Predator 2 ainsi que la mise en place de la première saison de 24), Hopkins semble parfois peu inspiré dans le choix de ses plans lors des séquences d’attaque et abuse un peu trop des cadrages serrés là où le contexte de l’histoire aurait mérité une réalisation de plus grande ampleur, quelque-chose de plus grandiose à la David Lean ainsi qu’une meilleure mise en valeur des superbes paysages du Tsavo. Ceci étant, ces scories de réalisation peuvent s’expliquer par le conflit d’ordre artistique qui opposa le réalisateur à Michael Douglas, également producteur du film, et qui aurait balancé à la poubelle quarante-cinq minutes de métrage tournées par Hopkins afin de privilégier les scènes où il apparaissait.
Ego quand tu nous tiens…
Malgré ses quelques petits défauts, L’Ombre et la proie se redécouvre pourtant avec grand plaisir et fascine par ses séquences marquantes (la mort du premier contremaître tiré hors de la tente, la découverte de la tanière, le cauchemar de Patterson et la scène dramatique qui s’ensuit, la confrontation finale avec le dernier lion) ainsi que pour la dimension fantastique, quasi mystique et mystérieuse, qui entoure l’existence de ces deux fauves mangeurs d’hommes.