1990. Pour leur troisième long-métrage en tant que réalisateurs et scénaristes, les frères Coen se lancèrent dans le film noir et la reconstitution d’époque. De leur aveu, ils avaient alors très à coeur de mettre en scène un film de gangsters “à chapeaux”, en hommage aux vieux classiques du genre. Après avoir buté longuement sur leur intrigue (ils en profitèrent pour faire une pause et écrire le script de Barton Fink), les Coen s’inspirèrent ouvertement du Yojimbo d’Akira Kurosawa pour raconter leur histoire criminelle dans laquelle un gangster se retrouve en plein milieu d’un conflit armé entre deux gangs dans une ville américaine indéterminée de l’Amérique de la Prohibition. Rien d’innovant pourra-t-on penser, et pourtant… Si le film fit un four à sa sortie en salles, il a ensuite très rapidement conquis son statut de film culte et figure aujourd’hui non seulement parmi les meilleurs films de ses auteurs mais aussi parmi les plus grands films de gangsters.

Dans les années 20 aux Etats-Unis, Tom Reagan (Gabriel Byrne) est le bras-droit et ami de Leo O’Bannion (Albert Finney), un parrain de la mafia irlandaise. Les deux hommes voient bientôt le gangster Johnny Caspar leur demander l’autorisation d’éliminer Bernie (John Turturro), un petit truand, dont les agissements nuisent à ses affaires. Par amour pour sa maîtresse, Beth, la soeur de Bernie, O’Bannion refuse et met en garde Caspar qu’une guerre éclatera s’il se fait justice lui-même. Mais il ignore alors que Beth le trompe avec Tom. Ce dernier accumulant les dettes au jeu auprès du gangster Lazare, il est approché par Caspar qui lui propose de régler ses dettes s’il arrive à convaincre O’Bannion de revenir sur sa décision. Tom refuse.

Très loin de faire les choses comme les autres, à l’image d’un Tarantino et d’un Soderbergh qui, tous deux, débutaient d’ailleurs à la même époque, les frères Coen gardent cette signature inimitable, entre violence brute (mais jamais outrancière, à l’inverse de Tarantino) et absurde prêtant largement à rire. Leur univers reste fréquemment peuplé de personnages plus ou moins azimutés se débattant dans des intrigues frôlant l’ironie d’un conte moral pour adultes. Particulièrement représentatif de ce que savaient faire de mieux les Coen à leurs débuts, Miller’s Crossing s’amuse à revisiter le film de gangsters classique, sans grande démonstration de violence, mais en en détournant les archétypes. Grand patron de la mafia, femme fatale, tueur à gage et flics corrompus s’y bousculent en désordre dans un joyeux jeu de massacre dont les auteurs gardent le secret (quel plaisir de voir leur pote Sam Raimi jouer le jeu et se faire trouer la peau !). Et comme ceux-ci privilégient toujours le jeu de leurs acteurs, ils filmeront essentiellement en intérieur, à travers de longs tunnels de dialogues savoureux, dans des décors renvoyant à de véritables scènes de théâtre. Seules les trois promenades forestières à Miller’s Crossing et quelques courtes prises extérieures témoigneront d’un cadre urbain des années 20, magnifié par le score de Carter Burwell et son thème inoubliable.

A l’instar de nombre de films de gangsters, Miller’s Crossing parle de manipulation, de faux-semblants et de… chapeaux. Du chapeau de Tom Reagan en particulier que les Coen s’amusent toujours à souligner par le biais de leur mise en scène. Comme si leur personnage principal ne pouvait être un gangster qu’en gardant son fédora vissé sur la tête, et ce malgré tous les pins qu’il se prend dans la gueule. Car on ne sait jamais à quel jeu joue Tom Reagan. Est-il une balance ? Un traître ? Défend-t-il seulement ses intérêts ou ceux des autres ? Le personnage est un mystère, un gangster sans coeur ni passif et qui semble n’avoir confiance en personne. Sa maitresse, Ruth, véritable modèle de vamp, le lui jettera plusieurs fois à la figure : Tom n’aime personne. Impossible donc de connaitre ses motivations et par là-même ses intentions. C’est pourtant le principal référent du spectateur et il sera quasiment de toutes les scènes. Mais le personnage n’est pas pour autant le seul à biaiser continuellement son monde et les frères Coen s’amusent dès les premières minutes à révéler le jeu trouble de chacun de leurs protagonistes, qu’il s’agisse des manigances d’un petit escroc ou des atermoiements d’une garce amoureuse mais manipulatrice. Tom semblant longtemps subir les événements de l’intrigue, on le voit progressivement mentir et tourner les choses à son avantage jusqu’à révéler pleinement son jeu dans un coup de théâtre final, aussi retors que savoureux.

En définitive, ce sont les gangsters les plus malins et non les plus violents qui gagnent dans Miller’s Crossing. Ceux qui sèment perpétuellement le doute et manipulent la confiance des autres. Mais c’est aussi malgré ça une histoire d’amitié indéfectible. Car tout le mal que se donne Tom Reagan pour éliminer ses adversaires n’est motivé que par la loyauté qu’il manifeste à son vieil ami, et ce malgré le fait que ce dernier lui ait tourné le dos. Le dialogue final révèle ainsi toute l’ambiguïté du personnage qui s’est chargé de trahir et de tuer pour son vieil ami à qui il ne pardonne pourtant pas son aveuglement. Et le vieux caïd de regarder son pote s’éloigner dignement dans la splendeur automnale d’un sentier de forêt… à Miller’s Crossing.

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