De 1968 à 1971, la ville de San Francisco et ses alentours furent marqués par une série de meurtres perpétrés par le mystérieux tueur du Zodiaque, un assassin énigmatique qui communiquait alors avec les autorités via la publication de ses lettres codées dans la presse locale. Encore aujourd’hui, le mystère demeure et la question reste posée : qui était le tueur du Zodiaque ? Une question à laquelle David Fincher tentera de répondre en 2005 en s’inspirant des mémoires du journaliste Robert Graysmith pour réaliser son superbe Zodiac. Dans une séquence de son film, l’inspecteur de police (celui qui a enquêté sur l’affaire) David Toschi, joué par Mark Ruffalo, va voir à sa sortie en 1971 le film Dirty Harry et se plaint du peu de considération accordée aux droits des suspects dans le film, soulignant au passage le propos extrémiste de son scénario. Plus encore qu’un simple film inspiré de faits réels, Dirty Harry fut surtout conçu comme une réponse à l’incapacité des enquêteurs de coincer le Zodiaque et offrait au public le fantasme d’un flic vengeur et déterminé, très loin des réalités d’une enquête au long cours.

Sorti de manière remarquée en 1971, Dirty Harry est le 31ème long-métrage réalisé par Don Siegel. Le scénario, écrit par Harry Julian Fink et Rita M. Fink, s’inspire en grande partie de l’affaire du Zodiac pour décrire une ville de San Francisco devenant le théâtre d’une série de crimes perpétrés par un tireur solitaire se faisant appeler Scorpio (parce que natif du Scorpion). Enquêtant sur l’affaire, l’inspecteur de police Harry Callahan, surnommé “Harry le charognard”, met un point d’honneur à coincer le tueur. Lorsque ce dernier kidnappe une jeune adolescente et rançonne la municipalité pour la libérer, Callahan se porte volontaire pour lui porter la rançon. Mais le tueur n’a aucunement l’intention de lui indiquer l’endroit où la jeune fille est enterrée vivante et tente de le tuer. Sauvé par l’intervention de son équipier, Callahan n’a alors de cesse de mettre hors d’état de nuire le meurtrier.

L’Inspecteur Harry met en vedette Clint Eastwood dans un de ses rôles aujourd’hui les plus célèbres. Profitant de sa popularité gagnée grâce aux westerns italiens de Sergio Leone tournés la décennie précédente, et bénéficiant d’une aura de star grandissante grâce à quelques premiers succès américains (Quand les aigles attaquent, Un shérif à New-York), l’ancien beau gosse de la série Rawhide voyait alors dans le rôle d’Harry Callahan l’opportunité de briller en haut de l’affiche dans un personnage d’anti-héros assez atypique pour l’époque, un flic raciste et antipathique aux méthodes peu orthodoxes. Dans la lignée d’Un shérif à New York, réalisé trois ans auparavant par le même Siegel, Dirty Harry renouvelait le cinéma policier en proposant un véritable duel urbain entre ce flic mal embouché et un tueur fou (Andy Robinson dans son meilleur rôle), encore plus raciste et détestable que lui. L’intrigue du film plonge tout d’abord le spectateur dans un quotidien policier où Harry Callahan traque un tueur en série tout en se confrontant à l’immobilisme politique de sa hiérarchie.

Inévitablement, les critiques bien-pensantes de l’époque ont souvent taxé le film de Don Siegel de bêtement réactionnaire tant son héros prône la justice expéditive et semble n’accorder que peu de cas aux droits des suspects. Une scène au début du film, la séquence du monologue sur le Smith and Wesson Magnum, passée depuis à la postérité cinéphile, reste parfaitement représentative de la mentalité du personnage et dénote clairement avec le politiquement correct attendu à cette époque sur les écrans. Elle présente l’inspecteur comme un tueur de sang froid n’ayant que peu d’estime pour les criminels qu’il considère ouvertement comme de la merde. Véritable salaud, Harry ? Seulement avec ceux qui le méritent nous répond Don Siegel, lequel s’empressera au fil de son film de souligner l’ambivalence de son personnage, policier à la soif de justice radicale mais dont les efforts se voient sans cesse réduits à néant par une hiérarchie passive et l’absurdité de lois contradictoires (arrêté une première fois, le tueur est relâché pour vice de procédure et ce, malgré l’évidence de ses crimes). Le réalisateur profite alors de l’intrigue pour transformer subtilement son “héros” de simple flic en véritable justicier déterminé à faire ce qu’il faut pour mettre hors d’état de nuire le tueur. Et prend ouvertement à parti les spectateurs, à travers l’attitude vengeresse de son protagoniste, en leur posant simplement la question : face à l’évidence révoltante de la culpabilité impunie du pire des monstres, que ne seriez-vous pas capable de lui infliger vous aussi ?

Ouvertement républicain et conservateur, Don Siegel s’est toujours servi de ses films pour véhiculer ses idées, que d’aucuns ont facilement jugées comme réactionnaires. Dirty Harry en est un des exemples les plus évidents et flamboyants, tant sa sortie fut controversée. Il reste néanmoins son film le plus célèbre. C’est Clint Eastwood qui proposa la réalisation du film à Siegel. Les deux hommes s’étaient rencontrés et liés d’amitié sur le tournage d’Un shérif à New York, en 1968. En à peine trois ans, ils collaborèrent sur quatre long-métrages qui servirent surtout à Eastwood à égratigner son image de cowboy leonien (Sierre Torride, Les Proies) et à l’imposer dans un registre policier (Un shérif à New York, véritable “brouillon” de Dirty Harry). C’est même Siegel qui incita Eastwood à se lancer dans la réalisation durant cette même période avec Un frisson dans la nuit. Ils travaillèrent une dernière fois ensemble en 1979 pour le formidable thriller carcéral L’Evadé d’Alcatraz. Eastwood ne tarira jamais d’éloges sur Siegel, et ce même plusieurs décennies après la mort du cinéaste, considérant encore en ce siècle que sa carrière de réalisateur lui fut inspirée, plus encore que par Leone, par l’amitié et l’admiration qu’il manifestait à l’égard de Siegel (Impitoyable leur est d’ailleurs dédié à tous les deux). Car il est évident aujourd’hui que le célèbre réalisateur n’était pas un simple faiseur : sa filmographie porte en elle les marottes d’un véritable auteur et témoigne du savoir-faire d’un grand cinéaste. Dirty Harry en est une des réussites les plus évidentes, sa mise en scène immersive, innovante pour l’époque, et ses plans en caméra portée, plongeant le spectateur à la suite de l’inspecteur dans un dédale urbain moite et suffocant, relevé par l’urgence du score composé par Lalo Schiffrin. En véritable précurseur, Don Siegel s’éloignait du classicisme de ses premiers films (L’invasion des profanateurs de sépultures, L’Ennemi Public) pour ouvrir la voie aux expérimentations stylistiques du Nouvel Hollywood et mélangeait ici la précision de la mise en scène à un aspect plus “pris sur le vif” qui faisait la parfaite transition entre le cinéma hollywoodien des années 60 et celui des années 70. Pour cette raison, Dirty Harry s’est rapidement imposé comme un classique du 7ème art, initiant à lui-seul la mode persistante des vigilante movies (suivront bon nombre d’ersatz tels Death Wish, Shaft ou même plus récemment The Chaser). Victime de sa réputation droitière, Siegel restera parmi les grands oubliés des cinéphiles dont la plupart lui préféreront l’aura plus consensuelle d’un Leone ou d’un Peckinpah. Reste que Don Siegel livrait avec Dirty Harry un film tout aussi fondateur qu’incontournable, qui aurait bien pu rester un opus isolé si les exigences du box-office ne lui avaient pas donné quatre suites aux qualités certaines mais déclinantes. Une saga mythique, étalée sur près de deux décennies, et vers laquelle Don Siegel ne revint jamais.

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