Au sortir du four financier d’Hudson Hawk, la carrière de Bruce Willis est au plus mal. Il vient d’aligner les échecs au box-office et cachetonne parfois dans des seconds rôles qui passent inaperçus (Pensées mortelles, Billy Bathgate, L’irrésistible North). L’acteur a besoin de renouer avec le succès et accepte finalement l’offre de Joel Silver, son producteur des deux premiers Die Hard et d’Hudson Hawk, de participer à son nouveau projet de film d’action. Le financier vient d’acheter le nouveau scénario de Shane Black pour la modique somme d’1,7 millions de dollars et compte bien mettre les grands moyens pour renouveler le carton plein des Die Hard. Mais le tournage sera un véritable cauchemar pour tous les partis, Willis étant en désaccord avec Silver et son associé Lawrence Gordon, quand Shane Black tente d’imposer sa vision au réalisateur Tony Scott. Ce dernier ne cachera d’ailleurs pas que la réalisation de ce film fut pour lui la plus mauvaise expérience de sa carrière et se vengera des coups de colère de Joel Silver en le caricaturant dans son film suivant, True Romance (avec le personnage du producteur véreux Lee Strasberg). D’autant plus qu’à sa sortie, The Last Boyscout n’a rien du succès espéré et renfloue à peine les caisses, condamnant un peu plus la carrière de sa principale vedette. Le film de Scott gagnera pourtant en considération au fil des années jusqu’à conquérir ses galons de film culte.

Et pourtant, il suffit de visionner attentivement Le Dernier samaritain pour y déceler quelques défauts qui trahissent sa production chaotique. Son dernier acte surtout, totalement bâclé, révèle une floppée de facilités scénaristiques et d’incohérences de montage qui trahissent la réécriture en urgence du script. Shane Black et Tony Scott y reviendront quelques années après, en expliquant que le scénario original était bien meilleur (mais aussi beaucoup plus sombre) que ce que l’on voit à l’écran et que le duo de producteurs Gordon-Silver ont imposé la réécriture complète de la dernière partie du film pour en virer les aspects les plus noirs et dérangeants. Ce qui s’avère vraiment dommage quand on considère le film pour ce qu’il se voulait être à l’origine : un mariage étonnant entre le film d’action et le thriller néo-noir. Le Dernier samaritain prend ainsi pour protagoniste Joe Hallenbeck, un détective privé de Los Angeles, alcoolique et suicidaire, époux cocu et père démissionnaire. Alors qu’il passe son temps à boire et se désintéresse totalement de sa femme au point de ne pas réagir quand elle le trompe avec son meilleur ami, Hallenbeck est engagé par la stripteaseuse Dory pour assurer sa protection à la suite de plusieurs menaces de mort. La jeune femme est la petite amie de la star déchue du football Jimmy Dix, en pleine crise existentielle depuis qu’une blessure à la jambe a mis un frein à sa carrière sur les terrains. Bientôt, Dory est assassinée en pleine rue sous les yeux de Dix et d’Hallenbeck. Contraints de faire équipe ensemble, les deux hommes vont découvrir les véritables raisons du meurtre de Dory et se frotter à une armée de tueurs.

Il suffit d’assister aux premières scènes du film pour en être sûr : Le Dernier samaritain est bel et bien un film de Tony Scott, adapté d’un script de Shane Black. Du premier on reconnait facilement le style dynamique, hérité de son passage dans le monde du clip (le générique d’ouverture du film est d’ailleurs un clip musical) et de la pub. Difficile de ne pas voir déjà dans ce film ce qui deviendra une constante stylistique chez le cinéaste dès la fin des années 90 et sa (re)collaboration (après Top Gun, Beverly Hills Cop 2 et Jours de tonnerre) avec Bruckheimer (USS Alabama, Ennemi d’état, Man on fire, Déjà vu) : un montage surdécoupé mais lisible (à la différence de Michael Bay qui en pompera tout le concept), une attention particulière aux tonalités chromatiques et une totale maitrise des scènes d’action. Du second, on retrouve ici toutes les marottes : anti-héros bad-ass, cynique et suicidaire, sidekick comique et improbable, punchlines lapidaires et répliques hilarantes, gamine marginale et forte en gueule, intrigue initiée par un meurtre et cachant un complot d’envergure. A la différence qu’ici, Black ancrait son intrigue dans le monde corrompu du football américain. La scène d’exposition est d’ailleurs si surprenante qu’elle ne peut qu’accrocher l’intérêt du spectateur pour la suite de l’intrigue en révélant la menace téléphonique d’un maitre-chanteur sur un joueur de football américain et le suicide improbable de ce dernier en plein match. L’ambiance est sombre et pluvieuse et la mise en scène de Scott terriblement oppressante.

Pour autant, l’intrigue du Dernier Samaritain n’a rien de particulièrement originale. Elle ne fait d’ailleurs que dupliquer la mécanique narrative et les éléments qui constituaient le script de L’Arme fatale (héros suicidaire, meurtre d’une jeune femme, vilain sadique et complot d’envergure) en poussant encore plus loin la violence, la noirceur… et l’humour. Au-delà du scénario, ce qui fait toute la force du film de Scott tient tout autant au savoir-faire du réalisateur qu’au duo de vedettes qui se partagent l’affiche. Le binôme Bruce Willis/ Damon Wayans est ainsi pour beaucoup dans la réussite relative du film. On s’étonnera d’ailleurs d’apprendre que les deux acteurs ne pouvaient en réalité pas se piffrer sur le tournage, leur alchimie étant pourtant évidente à l’écran et les deux personnages ne cessant de s’envoyer des vannes toutes plus cassantes et hilarantes les unes que les autres. C’est d’ailleurs une constante dans les scripts de Shane Black, une attention particulière donnée aux dialogues et aux punchlines. Il suffit de revoir L’Arme fatale, Last Action Hero et Kiss Kiss Bang Bang pour s’en convaincre. Dans le genre du buddy movie, Le Dernier Samaritain fait donc clairement des étincelles et nous offre un des duos les plus mémorables. L’humoriste Damon Wayans trouvait ici son rôle le plus célèbre au cinéma et profitait alors d’une carrière naissante sur grand écran qui n’alla ensuite qu’en déclinant (Bulletproof, Major Payne) jusqu’à échouer dans les séries Ma famille d’abord et Lethal Weapon. Bruce Willis, lui, héritait ici d’un de ses rôles devenus les plus cultes et incarnait ce qui reste comme l’anti-héros le plus cool du cinéma d’action, un détective aussi bad-ass que flegmatique, à la répartie cassante et au cuir aussi épais qu’un John McClane. Bon nombre d’autres actioners durant les trente années suivantes auront essayé de dupliquer la coolitude et le cynisme vachard de Joe Hallenbeck avec leurs propres héros, qu’il s’agisse du personnage de Guy Pearce dans Lock Out à celui incarné par Henry Cavill dans The Man from UNCLE.

Ces qualités font qu’on passe volontiers sur les quelques incohérences du film et sur son final assez bazardé (la mallette piégée apparait comme une énorme facilité pour résoudre les enjeux de l’intrigue). Bourré d’humour, de fusillades décomplexées et de séquences d’action mémorables, Le Dernier Samaritain reste encore à ce jour un des meilleurs buddy movies que nous ait offert le cinéma d’action. Du propre aveu des producteurs, le film de Tony Scott avait d’ailleurs été pensé comme le premier opus d’une franchise, à l’image du succès de L’Arme fatale. Son échec au box-office américain en aura décidé autrement et classé ce spectacle sans suite. Dommage, car il suffit de revoir le film aujourd’hui pour se dire que le duo Dix/Hallenbeck avait encore pas mal de munitions et de punchlines en stock pour mériter les honneurs d’un second opus.

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