Le cinéma de Kathryn Bigelow reste caractérisé par une influence essentiellement masculine, balayé par tout autant d’archétypes testostéronés que de figures féministes précurseuses. Second long-métrage réalisé en solo, trois ans après sa relecture vampirique, le western crépusculaire Near DarkBlue Steel témoigne pour beaucoup des préoccupations d’une auteure en devenir, partagée entre son identité féminine et l’amour d’un cinéma burné. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si à cette époque-là, Bigelow épousait James Cameron, celui-ci lui écrivant plus tard les premiers traitements de Point Break et Strange Days.
Blue Steel peut d’ailleurs tout autant se voir comme un film féministe centré sur une jeune recrue de la police écrasée par sa hiérarchie essentiellement masculine, que comme la métaphore filmée des difficultés connues par la réalisatrice pour s’imposer dans un type de cinéma dévolu aux hommes. Le personnage de l’inspecteur joué par Clancy Brown, protecteur mais écrasant de virilité, peut d’ailleurs se voir comme le pendant fictif de Jim Cameron lequel appuyait et (sur)protégeait à l’époque le cinéma couillu de son épouse, tout en lui volant involontairement la vedette par sa seule popularité.

Mais Blue Steel n’est pas qu’un film de Kathryn Bigelow, c’est aussi à la base un scénario d’Eric Red, le talentueux auteur du script de Near Dark (précédent film de Bigelow) et de celui du mythique Hitcher dont on retrouve d’ailleurs dans Blue Steel cette même thématique de l’antagonisme absurde poussé au suprême degré de violence psychologique. Blue Steel prend ainsi pour protagoniste Megan Turner (Jamie Lee Curtis), une jeune femme réussissant son concours d’entrée dans la police, et qui au premier soir de patrouille est amenée à faire feu sur un braqueur de supérette. Le hic, c’est que l’arme du criminel demeure ensuite introuvable et que la hiérarchie de la jeune femme lui reproche d’avoir descendu un homme sans que cela puisse passer pour de la légitime défense. En vérité, l’arme du braqueur a été discrètement subtilisée sur les lieux du drame par un témoin de la scène, un dénommé Eugene Hunt, qui faisait alors ses courses dans la supérette. Ce dernier, trader à la bourse de Wall Street, est un homme à la réussite évidente mais dont la vie ne lui apporte plus le moindre frisson. Grisé par l’interdit et fasciné par le pouvoir de destruction qu’il détient à travers cette arme, Eugene sombre alors dans la psychose et se met à tuer des innocents en utilisant le revolver en question. Non content d’être passé à l’acte, il se met ensuite en tête de se rapprocher de Megan, afin de la séduire et de s’immiscer dans sa vie. Convaincu qu’elle et lui sont de la même race de tueurs, il finit par lui révéler qu’il est le tueur en série que la police recherche. S’engage alors entre Eugene et Megan un duel psychologique des plus dérangeants.

On le voit, Blue Steel partage bon nombre d’éléments avec les autres histoires écrites par Eric Red. Un jeune protagoniste cerné par des figures d’autorité essentiellement masculines et antipathiques, un passage à l’âge adulte douloureux et se faisant dans la violence, une romance impossible en opposition avec la dualité au centre du récit et surtout cet antagonisme étrange liant le jeune héros (ou héroïne) à un antagoniste déterminé à faire de lui son ennemi intime. Ainsi Blue Steel ressemble beaucoup à Hitcher à tel point qu’il semble en transposer toutes les composantes dans un contexte essentiellement urbain et féministe. Eugene Hunt est au même titre que John Ryder cet homme rendu fou par son époque et qui se met à tuer sans raison tout en cherchant la personne qui saura l’arrêter. A ceci près que le regretté Ron Silver n’a pas le charisme magnétique de Rutger Hauer et que le script de Blue Steel souffre de quelques raccourcis trop évidents pour toujours convaincre. Ainsi on grimacera devant ce premier meurtre perpétré en pleine rue new-yorkaise par Eugene et qui ne l’expose étrangement à aucun témoin, ou encore face à cette accumulation de preuves incriminant le meurtrier sans que celui-ci ne soit vraiment inquiété (il reste le principal suspect du meurtre de l’amie de Megan mais il reste libre comme l’air). Les incohérences ne manquent pas elles non plus dont une des moindres est ce passage où Megan assomme un gros flic pour lui piquer son uniforme. Quelques secondes après, elle apparaît vêtue du même uniforme et celui-ci va parfaitement à sa frêle silhouette…

Si l’on n’excepte ces quelques maladresses d’écriture, probablement dues à une production en mode commando, Blue Steel reste un excellent polar urbain, cruel, dérangeant et même parfois, assez fascinant. Essentiellement nocturne, baignant continuellement dans une clarté bleu crépusculaire laquelle témoigne de la signature de sa réalisatrice (le bleu reste prédominant dans Near DarkPoint Break et Strange Days), Blue Steel reste aussi le parfait exemple d’un cinéma hollywoodien en pleine mutation, tant il reprend certains gimmicks classiques des polars purement 80’s (procedural en binôme, tentation du vigilante à la Bronson) tout en préfigurant le côté plus punchy des actioners de la décennie 90 (Blue Steel reste ainsi un très beau brouillon à Point Break réalisé un an plus tard).

Le film profite aussi d’un discours féministe assez atypique pour l’époque et que Kathryn Bigelow ne sacrifie jamais à son intrigue policière : Megan Turner reste une femme flic, (presque) seule contre tous, et dont les hommes se détournent dès lors qu’elle leur avoue exercer un “métier de mec”. Elle lutte contre un pervers obsédé par elle tout autant que par son flingue, véritable symbole phallique et fantasme de violence absolu de notre époque. Cela en dit beaucoup sur l’avance de ce film sur son temps, alors qu’encore aujourd’hui certains abrutis se moquent toujours des femmes en uniforme et que d’autres font encore la queue devant les armureries aux states pour se défendre contre un virus. La séquence finale du film, en forme de fusillade hallucinante en plein milieu d’une rue, témoigne alors de tout le propos de Bigelow : Megan Turner ne peut compter que sur elle-même pour confronter son ennemi en pleine rue, tous deux sont d’ailleurs seuls dans la ville et le monde autour d’eux semble s’être figé à mesure que résonnent leurs coups de feu. La dernière image voyant Megan seule dans sa voiture, immobile et le regard hanté, en dit long sur le propos semi-défaitiste de Bigelow quant à une société où la femme doit encore se battre “comme un homme”, avec hargne et violence, pour se faire respecter.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *