En seulement deux films (les jusqu’au-boutistes Bone Tomahawk et Section 99), S. Craig Zahler s’est construit une solide réputation de cinéaste “de genre” à surveiller de près, assez talentueux et audacieux pour se démarquer du tout venant hollywoodien actuel. Artiste accompli et touche à tout de talent (le gonze accumule déjà à son CV la fondation d’un groupe de metal et l’écriture de plusieurs scénarios, romans et nouvelles), ce “jeune” réalisateur est visiblement de ceux qui ne se reposent jamais sur leurs acquis, mais cherchent constamment à renouveler leur cinéma en en bousculant les codes narratifs et formels. La preuve, une nouvelle fois, avec Traîné sur le bitume (Dragged Across Concrete), sa troisième réalisation, injustement distribuée en VOD par chez nous, et qui méritait amplement une sortie en salles. Un polar âpre, brutal et sans concession, porté par un scénario à la structure atypique et la présence à son affiche d’un casting remarquable.

A la suite d’une descente de police dans la planque d’un dealer, l’inspecteur Brett Ridgeman (Mel Gibson) et son partenaire Anthony Lurasetti (Vince Vaughn) sont convoqués dans le bureau de leur supérieur. Celui-ci les informe qu’un anonyme a filmé l’arrestation musclée du suspect et que la vidéo fait déjà le tour d’internet. Afin de faire bonne figure auprès des médias, le chef de la police décide de suspendre pour six semaines sans soldes les deux policiers. Ce qui n’arrange en rien la vie de Ridgeman et la sécurité de sa famille, sa femme Melanie (Laurie Holden) étant très malade et sa fille se faisant continuellement agresser quand elle revient des cours. Lurasetti lui, se prépare à demander en mariage sa compagne et a lui-aussi du mal à joindre les deux bouts. De l’autre coté de la ville, le banlieusard Henry Johns (Tory Kittles) sort à peine de prison qu’il est aussitôt rencardé par son ami Biscuit (Michael Jay White), de la préparation d’un coup juteux, orchestré par Vogelmann (Thomas Kretschmann), un braqueur en cavale, au CV criminel long comme le bras. Déterminé à sortir sa mère et son jeune frère de la misère, Johns accepte de participer au futur braquage. Pendant ce temps, Ridgeman réfléchit à un moyen de gagner suffisamment d’argent pour préserver la sécurité de sa famille. Rencardé par un indic sur la présence en ville de Vogelmann, il prévoit alors de braquer le criminel et met très vite son partenaire dans la confidence.

Le postulat n’a a priori rien d’original et semble calqué sur les sempiternelles intrigues de corruption policière encombrant le genre. La différence étant ici dans le traitement de l’intrigue, Zahler ayant à coeur de coller au plus près de ses protagonistes, justifiant leurs actes par l’urgence de leur situation tout en exacerbant progressivement les enjeux par l’entrée en scène d’un duo de braqueurs cagoulés aussi impitoyables qu’anonymes. Fidèle à sa réputation anti-conformiste, le cinéaste évacue tout héroïsme de son intrigue et prend le contre-pied des sempiternels polars d’action en déroulant ici une intrigue lente et anti-spectaculaire, traversée de sursauts de violence étonnants auxquels s’opposent de longues plages de dialogues et d’observation.
Certes, les ficelles scénaristiques, même si atypiques, sont parfois trop évidentes (comme l’entrée en scène d’un personnage, brutalement sacrifié lors d’une scène électro-choc dix minutes plus tard) et témoignent de la volonté du réalisateur-scénariste de se détourner des attentes des spectateurs. Ainsi, jamais aucun polar ne nous avait autant décrit la terreur ressenti par les otages d’un braquage, jamais aucun nous avait partagé l’ennui ressenti par les policiers lors des procédures de planque, jamais aucune filature ne s’était révélée aussi tendue que celle suivant le braquage (on y assiste à toute la difficulté de suivre une voiture sans se faire repérer) et jamais aucune fusillade finale n’avait été décrite avec autant de lenteur, de tension et de violence que celle qui clôture ce polar atypique.

C’est un véritable plaisir de voir à quel point Zahler s’est à nouveau entouré d’une belle distribution et leur a écrit des rôles sur mesure. Plutôt méconnu, Tory Kittles (Phone GameNext) s’y fait remarquer pour son rôle d’ancien bagnard bien décidé à placer sa famille hors du besoin quand Michael Jai White étonne par son rôle de gros fragile, à l’opposé des persos bad-ass qu’il joue fréquemment. Révélée par son rôle de frangine de Dexter, Jennifer Carpenter hérite ici d’un rôle assez difficile de jeune mère agoraphobe et réussit en quelques minutes à restituer toute l’angoisse de son personnage. Déjà vedette du précédent film du réalisateur, Vince Vaughn brille dans un rôle de “gentil” ripoux voulant claquer la porte et Don Johnson bénéficie quant à lui d’une seule longue séquence pour nous prouver une fois encore (comme chez Tarantino) qu’il reste un des acteurs de talent les plus mésestimés de notre époque. Mais on appréciera surtout de retrouver le désormais trop rare Mel Gibson dans le rôle à contre-emploi d’un vieux ripoux fatigué, évoluant à la marge d’une époque de délations “toutes connectées” qu’il ne comprend plus. A travers son personnage, le cinéaste tente d’expliquer, sans pour autant l’excuser, le sujet (bien d’actualité) du racisme de certains flics américains, et lui oppose dans un épilogue d’anthologie un contre-point brûlant d’absurdité. Si Traîné sur le bitume parle de défiance et d’individualisme, son final dénonce tous les racismes mais entrouvre aussi la porte à quelques vestiges d’honneur et d’humanité.

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