Mystérieuse et terrifiante, la figure de Jack l’Eventreur n’aura jamais cessé de hanter le 7ème art. Nombre d’auteurs et de réalisateurs se sont ainsi interrogés, sur l’identité du plus célèbre des tueurs en série. Les pistes n’ont jamais manqué, de même que les suspects. En littérature, la thèse du complot fut aussi maintes et maintes fois avancée par autant d’écrivains que d’analystes dont l’essayiste Stephen Knight qui avança la théorie la plus connue à ce jour, celle selon laquelle les meurtres relevaient d’un vaste complot franc-maçonnique élaboré pour protéger le famille royale d’Angleterre. En 1991, l’illustre Alan Moore, auteur incontournable de comics (WatchmenV pour VendettaThe Killing Joke), reprit à son compte la théorie de Knight pour proposer sa propre interprétation du mythe de l’éventreur. Dans son roman graphique From Hell, copieux pavé de quelques 500 pages, il reprit dresse un formidable tableau de la société victorienne, tout en développant autour de la légende du célèbre tueur, tout un réseau de personnages et d’enjeux. Oeuvre devenue culte depuis sa parution, From Hell eut finalement droit en 2001 à son adaptation cinématographique sous la houlette des frangins Hughes, déjà réalisateurs de Menace II Society. Une version qui ne contenta pas, loin de là, les amoureux de l’oeuvre de Moore, tant elle trahit en substance la virulence subversive et la dimension ésotérique du récit original. Et pourtant, si l’on fait abstraction du matériau de base, ce From Hell se révèle être une réussite qui n’a rien à envier aux nombreux autres psycho-killer movies de son époque. Une oeuvre somptueusement baroque, qui restitue à merveille l’atmosphère délétère du Londres victorien et ses bas-fonds miséreux gangrenés par le crime, la corruption et la maladie.

On y trouve la vision malsaine d’une époque pas si lointaine où, au milieu d’un enfer urbain et suffocant, se distinguaient les actes atroces commis par cet énigmatique tueur dont la férocité des meurtres appartiennent désormais à la légende. Dès l’ouverture du film, la caméra des frère Hughes louvoie dans les artères crasseuses des bas-fonds d’un Londres cauchemardesque où évolue une foule de personnages inquiétants. A travers une esthétique expressionniste et un formidable travail sur les couleurs (jamais le rouge et le noir n’auront été si superbement confondues à l’écran), les frangins ne manqueront pas par la suite d’appuyer à l’image l’horreur des crimes de l’éventreur, ce dernier se manifestant parfois en arrière plan via sa silhouette menaçante, toujours vêtu de son sempiternel long manteau et chapeau haut de forme. Et par sa voix, séduisante et caverneuse, qui semble comme venue d’outre-tombe… L’étude des scènes de crimes, le jour venu, par les enquêteurs ne nous épargne aucun détail du procédé du tueur et confirme bien toute sa folie meurtrière. Pourtant l’enquête n’exclura évidemment pas la piste du complot politique mais ne l’explorera que superficiellement, privilégiant alors les rebondissements propres à une production de cette envergure. C’est là où réside en effet toute la trahison au matériau de base.

L’intrigue reste néanmoins terriblement captivante et nous colle aux basques d’un protagoniste pathétique et tourmenté, errant dans les bas-fond londoniens comme une âme damnée. Ici, le détective en charge de l’enquête n’est qu’un opiomane pathétique évoluant entre la haute société et les bouges les plus mal-famés. Les suspects affleurent et le détective moribond, mais loin d’être con, collecte les indices jusqu’à se rapprocher sentimentalement de celle qui deviendra la plus célèbre victime de “votre dévoué Jack”. Au milieu de tous ces personnages croisés, se démarquent quelques figures historiques authentiques dont l’héritier de la couronne, le médecin attitré de la famille royale, la reine Victoria elle-même et également, le temps d’une courte séquence, le célèbre homme-éléphant Joseph Merrick (déjà présent et plus bavard dans le roman graphique de Moore). Johnny Depp est parfait de sobriété (chose rare désormais) dans le rôle du véritable inspecteur ayant traqué l’éventreur, Francis Abberline, un homme tout aussi érudit que désabusé et toxicomane, n’accordant plus aucune importance aux valeurs agonisantes d’un monde qu’il cherche désespérément à fuir dans les volutes des fumeries d’opium. Face à la parfaite incarnation du Mal et toute la sauvagerie déployée par l’assassin dans son dernier meurtre, les derniers vestiges d’espoir qui habitaient encore Abberline auront alors toutes les raisons de l’abandonner. D’autant que les frères Hughes n’excluront pas en fin de métrage la possibilité du fantastique le plus terrifiant, lorsque leur caméra révélera dans les yeux du coupable, la noirceur insondable et surnaturelle d’une âme littéralement possédée par le diable.

Alors oui, le From Hell des frères Hughes est loin de restituer toute l’excellence du roman graphique dont il s’inspire, son scénario contournant de manière évidente toutes les circonvolutions narratives et la dimension mystique de l’oeuvre de Moore pour privilégier une intrigue bien moins ambitieuse. Il n’en reste pas moins que les frères Hughes livraient là, non seulement un excellent thriller horrifique, mais aussi un remarquable film fantastique et néo-gothique, décuplé par sa reconstitution hautement sordide du Londres victorien. From Hell est aussi, probablement, un des meilleurs métrages traitant de l’affaire de l’éventreur après le superbe téléfilm des années 80, Jack l’Eventreur avec Michael Caine. Nul doute que le monstre au haut de forme n’a pas fini de hanter l’imaginaire et les écrans.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *