Considéré comme un des plus grands illustrateurs de comics modernes, Lee Bermejo reste aussi à ce jour un des plus méconnus. La faute à une oeuvre qui, si elle s’impose parmi les plus remarquables dans la production actuelle, reste aussi peu prolifique. Si Bermejo a principalement oeuvré dans l’escarcelle DC au gré de différentes séries plus ou moins connues (HellblazerTop Comics), c’est surtout sa longue collaboration avec le génial scénariste Brian Azzarello qui aura lancé sa carrière. Ainsi les deux hommes auront longtemps collaboré ensemble, depuis Batman Deathblow au récent Batman Damned, en passant par Before Watchmen : RorschachLex Luthor et le superbe Joker. L’univers de Batman reste ainsi le territoire privilégié dans l’association des deux hommes et c’est donc sans surprise dans celui-ci que le dessinateur se replongeait en 2011 pour sa première oeuvre en solo dont il assura tout autant les dessins que le scénario.

Le postulat de ce court roman graphique, sobrement intitulé Batman Noël, trouve sa source dans le classique récit de Charles Dickens, Un chant de Noël. L’idée est d’assimiler le Chevalier Noir à Mr Scrooge en mettant en parallèle leur solitude, leur absence de sentiments et leur misanthropie. A ce titre, Bermejo ose ici faire du Chevalier Noir, un être colérique et particulièrement amer, assez inquiétant pour devenir lui-même une menace.
La ville de Gotham, sordide et crasseuse, croule sous un épais manteau de neige. Les rues semblent grouiller d’une vie mollassonne et quelques coupures de journaux portés par le vent informent le lecteur d’une nouvelle évasion du Joker. Dans l’ombre d’une venelle, le dénommé Bob, visiblement angoissé, se prépare à jouer les messagers pour un homme qui le répugne. Sans le sous, il essaie de gagner suffisamment d’argent pour faire vivre son foyer et s’occuper de son jeune fils malade. Engagé à distance par le Joker, il doit livrer ni vu ni connu une valise pleine de billets devant la cache du criminel. Mais l’intervention brutale de Batman suffit à plonger le pauvre convoyeur dans la tourmente. Sourde à ses complaintes, la Chauve-souris ne voit en lui qu’un voyou de plus et compte bien s’en servir comme appât pour faire sortir le clown de l’ombre. Alors que Bob rentre dans son taudis, auprès de son fils, Bruce Wayne s’évertue à planifier la capture de sa némésis. Ignorant quel homme sans coeur il est devenu, le justicier reçoit bientôt la visite du défunt Jason Todd lui annonçant la venue de trois messagers qui lui montreront le passé, le présent et l’avenir en cette longue nuit de Noël. Trois fantômes censés le sauver de lui-même.

Ce qui frappe, sans surprise, en ouvrant cet album, c’est la perfection des illustrations de Bermejo. L’artiste reste le meilleur dans sa catégorie quand il s’agit de sublimer les personnages (voir ses représentations de Catwoman et de Superman) et les décors tout en injectant assez de réalisme à ses dessins pour les faire vivre au-delà de la page. On retrouvera d’ailleurs avec plaisir le même design employé par l’artiste pour représenter le Joker que dans son précédent effort dédié au personnage (Joker, 2008), comme s’il semblait vouloir lier de près les deux histoires. Son style de dessins photo-réalistes, privilégiant la profondeur des traits et un encrage puissant pour figurer les ombres, s’accompagne à merveille d’une colorisation délicate jouant sur plusieurs tonalités chromatiques (couleurs ocres pour figurer l’intérieur du domicile de Bob, plus froide pour figurer la froideur des rues de Gotham). Il aurait d’ailleurs été facile pour la colorisatrice Barbara Ciardo de noyer ces formidables illustrations de couleurs chatoyantes, dans la veine des autres comics du genre. Heureusement son travail est plus subtil que ça et rend parfaitement justice à la vision de Bermejo. Le somptueux travail sur la mise en page effectué par ce dernier, parfois complexe au risque de perdre le lecteur, sert au mieux la narration éclatée de cet obscur conte de Noël. N’ayant déjà rien à envier aux autres scénaristes, l’artiste se montre particulièrement à l’aise dans l’art du récit et les thématiques qu’il y met en valeur, jusqu’à proposer une réflexion profonde sur le changement, la métamorphose morale et toute la difficulté qu’elle implique. Un sujet passionnant, particulièrement bien traité tout au long de l’histoire, et qui, tout en faisant écho à l’oeuvre classique qu’elle adapte, s’accorde à merveille avec la figure complexe qu’est le Chevalier Noir.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *