S’il est bien un réalisateur devenu presque intouchable au sein du panorama hollywoodien actuel jusqu’à devenir LA star de ses propres films, c’est Tarantino. Il est de ces rares cinéastes, avec Scorsese, Spielberg et Cameron, dont chaque film est attendu comme un événement. Remarqué avec Reservoir dogs (décalque jouissif et bavard de City on Fire de Ringo Lam), encensé pour Pulp Fiction (un des meilleurs films des années 90), injustement boudé pour Jackie Brown (un de ses meilleurs films), revenu en grâce avec son diptyque chambaragoresque (les pourtant très différents Kill Bill 1 et 2), ignoré pour son Boulevard de la mort (inégal et trop bavard), longtemps incompris pour Inglorious basterds (génial), remis en selle avec son faux remake Django (re-génial) et à nouveau boudé pour ses Huit Salopards (un hommage jouissif au plus grand film de Carpenter), le plus bavard des cinéastes cinéphiles nous est revenu cet été avec son neuvième film (et avant-dernier film annoncé). Une péloche quelque peu foutraque dédiée à son duo de stars, à la naissance des glorieuses 70’s, et à la gaudriole hollywoodienne. Et même si Once upon a time in Hollywood n’a pas grand chose du chef d’oeuvre annoncé, il peut toutefois se regarder avec plaisir (…une fois) et se défendre facilement grâce au talent de formaliste et à la renommée de son auteur.

Oui, QT n’a rien perdu de son savoir-faire dans l’art du cadrage. Il sait composer des plans ingénieux, sublimer chacune de ses vedettes et transformer des séquences, au fond somme toute assez banales, en authentiques morceaux de suspense (l’arrivée de Booth au ranch de Manson). Le gonze n’a plus rien à apprendre dans son domaine et semble toujours enchaîner les cadrages avec une déconcertante facilité. De toute évidence, Tarantino reste à la hauteur de ce qu’il était déjà en 93, un formidable formaliste, à la mise en scène toujours surprenante et élaborée, qu’il utilise souvent à l’excès (voir son amour des séquences à rallonge) pour combler les vides narratifs de quelques lignes de scripts trop bavardes.

Est-ce à dire que Once upon a time in Hollywood se situe parmi les meilleurs films de son auteur ? Pas vraiment. Ce neuvième film a beau profiter du talent de son réal et de l’aura impériale de son casting, il souffre d’un épouvantable défaut : la vanité de son script. Sans véritable réflexion et dénuée de toute intrigue, le scénario tourne rapidement à vide autour des errements de son duo de protagonistes que Tarantino souhaite, sans surprises, tarantinesques, et donc aussi drôles que pathétiques. Son film tout entier fonctionne comme une fenêtre ouverte sur le Hollywood de la fin des 60’s, une déclaration d’amour volubile à l’âge d’or d’Hollywood et s’intéresse aux parcours de deux personnages a priori indissociables, la star déchue et son fidèle larbin. Soit celui qui évolue sous les projecteurs et celui qui reste dans l’ombre, deux facettes d’une même pièce. L’un découvre qu’il est un acteur has-been et plonge dans la dépression quand l’autre, cascadeur dévoyé, subit sans broncher les caprices de son patron. La principale qualité du film (et son grand prétexte) est là : réunir enfin, pour la première fois à l’écran, les deux sex-symbols des 90’s . L’un et l’autre avaient déjà joué pour QT, à juste un film d’intervalle, et les voir enfin cachetonner ensemble à l’écran revient un peu à ce qu’on avait ressenti en 95 en voyant De Niro et Pacino se boire un café dans Heat (même si le level était quand même nettement plus haut). Les deux stars se font ici plaisir, l’un dans le rôle d’un simili-Charles Bronson à l’assurance toute alpha (Brad Pitt, sorte de loser tranquille aux pulsions nettement misogynes), l’autre dans un rôle plus ingrat mais certainement plus intéressant en terme de jeu (Leonardo DiCaprio, star sur le retour en pleine crise d’ego, dont la carrière évoque les débuts de Steve McQueen).

QT distribue ici judicieusement les deux rôles tout en conviant comme à son habitude bon nombre d’habitués (Kurt Russell, Bruce Dern, Michael Madsen, James Remar, Zoë Bell), de stars (Pacino, Robbie, Hirsch, Russell) et de têtes reconnaissables (Olyphant, Lewis, Fanning) pour leur donner la réplique dans des apparitions quelque peu anecdotiques (voire inutiles). Tout ce beau monde figure une certaine faune hollywoodienne que le réalisateur ne développera pourtant pas suffisamment pour se risquer à une véritable critique de la Mecque cinématographique comme l’ont déjà fait les frères Coen par exemple. Il se contentera au contraire de ressusciter quelques figures mythiques de l’époque, bien décidé à en éborgner certaines (Lee) quand il en convoquera vainement d’autres (McQueen, sorte de pendant “fictif” du cinéaste). Ce sera là déjà, comme une sorte de caprice de réalisateur-star qui posera un regard tantôt admiratif, tantôt dédaigneux sur des personnalités qu’il n’a jamais connues. Plus bavard que réellement narrateur, Tarantino ne racontera en fait ici aucune histoire mais préférera de loin filmer une époque en se servant au passage d’un fait divers ayant marqué à jamais l’histoire d’Hollywood, le meurtre de Sharon Tate.

Mâle jusqu’au bout de la focale, le cinéaste confie ainsi à Margot Robbie, nouvelle star montante, le versant censément véridique de son film. Cela ne veut pas dire qu’il donnera à l’actrice autant de répliques qu’à ses équivalents masculins. Robbie sert ici surtout à cristalliser le fantasme tarantinien de le jeune femme au corps de rêve et à l’esprit léger, se dandinant pour un rien sur un air de yéyé et vivant pleinement le rêve hollywoodien aux côtés de ses amis de la haute. La vision que Tarantino se fait de Sharon Tate et qui se situe certainement très loin de ce que l’actrice était en réalité, au vu des différents documentaires qui lui ont été consacrés, fait finalement plus de mal à la réputation du cinéaste qu’à celle de la défunte épouse de Polanski. Le cinéaste sublime autant les apparitions de son héroïne qu’il en fait une hippie naïve et délurée (voire comment il la “crétinise” plusieurs fois à l’écran). En fait, le personnage de Sharon Tate, star montante du cinéma, sert ici surtout à opposer une image de réussite à celle, plus pathétique, du fictif Rick Dalton. Le fait que les deux personnages soient voisins n’est bien entendu pas un hasard, le fameux portail de la résidence Tate symbolisant ici une frontière de réussite que Dalton sera autorisé à franchir à la toute fin du film.

Si l’instrumentalisation du personnage de Tate sert donc une certaine métaphore, il n’en sera pas vraiment de même en ce qui concerne le traitement plus anecdotique réservé à Bruce Lee. A part le costume de la Mariée dans Kill Bill, (que portait Bruce Lee dans Le Jeu de la mort), QT n’a jamais vraiment évoqué les films du Petit Dragon comme des références de sa propre cinéphilie (il lui a toujours préféré Sonny Chiba si l’on en juge par True Romance et Kill Bill) et il est depuis longtemps évident que le cinéaste n’a jamais porté la star de Big Boss dans son coeur. Il se sert ici de l’image biaisée qui nous reste de Lee pour en faire, selon son propre caprice, un orateur prétentieux et narcissique, consacrée par la légende de sa mise au défi lancée à Cassius Clay, de manière à éborgner facilement son image, par la branlée que s’apprête à lui infliger Cliff Booth. C’est un peu comme si le cinéaste voulait régler ses comptes avec un absent en se servant de sa notoriété pour se foutre courageusement de sa gueule.

En fait, le traitement réservé à Tate et même à Lee est surtout révélateur de l’état d’esprit actuel du cinéaste. Celui-ci a beau s’entêter à faire revivre ici tout un lieu et une époque, il ne s’encombre désormais plus de la moindre humilité. Et se sert avec plaisir d’un fait divers légendaire pour nier sa réalité et transformer l’histoire sous le prisme de la fiction cinématographique. Bien sûr certains diront qu’il l’a déjà fait avec Inglorious basterds en tuant Hitler et son état-major dans un attentat meurtrier. Sauf que le cas de Sharon Tate relève du fait divers et qu’une grande partie de son entourage (dont le controversé Polanski) est encore là pour désapprouver le sans-gêne de cette démarche révisionniste (dénoncée d’ailleurs par Emmanuelle Seignier, épouse actuelle de Polanski). Nier l’atrocité du meurtre de Tate et de ses amis et désamorcer son impact par le massacre débilo-trash de leurs bourreaux était peut-être pour QT un moyen de se dédouaner de son audace en vengeant à l’écran le meurtre de la jeune actrice. Si je voulais le défendre, je dirais même qu’il s’agissait pour lui de mettre en avant le pouvoir créatif de toute fiction cinématographique sur la réalité et nous signifier par son film que la violence à l’écran est toujours moins atroce que ce qui s’est réellement produit. Le cinéma n’est au final qu’un moyen comme un autre d’échapper à cette réalité et de rêver l’histoire comme elle ne l’a jamais été. Dans cette optique, Cliff Booth et Rick Dalton font ici office de référents fictionnels de l’affaire Tate, ils vengent la jeune actrice en massacrant à l’écran ses assassins dans une longue séquence défouloir qui clôture leur parcours. L’exercice pourra paraître réjouissant à certains : il est le climax ultra-violent qu’on était en droit d’attendre de Tarantino au terme de ces deux heures quarante de parlote, l’expression de la vindicte du réalisateur. C’est de loin sa meilleure idée pour ce film mais c’est un peu aussi comme s’il n’avait cette fois rien de mieux à nous proposer pour nous surprendre. Connu pour l’originalité de ses choix narratifs, Tarantino se devait au moins de faire preuve d’inventivité pour conclure son métrage. Il a choisi ici de réviser à nouveau l’histoire par le truchement d’une scène de violence digne de sa réputation. Du génie clameront ses plus grands fans, de la facilité crasse diront les autres.

Cette conclusion n’est pourtant pas le seul choix étonnant du film. Le personnage de Booth lui-même interroge plus d’une fois sur le point de vue de son réalisateur. Quel intérêt pour lui de suggérer que son héros est en fait un féminicide ? Brad Pitt traverse ici le film d’un bout à l’autre, avec l’assurance et la quiétude d’un véritable “héros” tarantinesque. Il nous parait même sympathique (et un peu débile) dans la loyauté inconditionnelle qu’il manifeste pour son ami et patron. Mais le scénario suggère, sans véritable raison, que le personnage a autrefois assassiné sa femme sur le seul prétexte qu’elle était une épouvantable grande gueule et castratrice. Il faut d’ailleurs voir comment Tarantino filme la seule scène suggérant la culpabilité de Booth : celui-ci reste assis, immobile et impuissant, face aux remontrances excessives de sa femme qui semble véritablement l’oppresser dans le cadre, le réalisateur inversant clairement les rapports de force à l’image en cantonnant Pitt au fond du cadre, écrasé par la silhouette menaçante de sa femme, placée au premier plan. Comme si Tarantino suggérait par le langage cinématographique que le personnage de Booth est devenu meurtrier du fait des violences psychologiques que lui faisait subir son épouse. Mais ce qui est le plus étonnant dans tout ça, c’est que Tarantino ne creusera pas plus loin la culpabilité présumée de son “héros” et reléguera son background criminel au rang d’anecdote pour mieux justifier ensuite le tabassage final des adeptes de Manson.

L’autre aspect agaçant du film de Tarantino est moins un défaut que l’étalage excessif d’un fantasme érotique du cinéaste. Il n’est en effet désormais plus un secret pour personne que QT fantasme comme un fou sur les pieds de jeunes femmes. On le sait (presque) tous. Et voyez-vous, Tarantino sait qu’on le sait. Du coup, il ne s’en cache plus et se laisse aller à sa lubie pendant tout le film comme un clin d’oeil lourdingue à destination de ses plus grands fans (il l’avait d’ailleurs déjà fait de manière moins appuyée dans Boulevard de la Mort). Ici, l’objectif s’attarde sur les jambes de Margot Robbie, gambadant pied-nus avant d’esquisser un pas de danse au moindre prétexte… là, ce sont deux ados aux aisselles natures qui font littéralement des pieds et des mains pour se faire prendre en auto-stop… plus loin, c’est tout un plan de jeunes hippies glandouillant devant la télé, que le réalisateur filme de dos, immobiles et les doigts de pieds en éventails.
Bref, QT se fait plaisir, bande certainement très dur derrière son moniteur et emmerde ceux qui trouveraient cette surcharge podolo-cinéphile un rien excessive à l’écran. Tarantino est ce qu’il est, il sait qu’on le porte aux nues aux quatre coins du globe et que c’est sa gouaille et son audace qui ont propulsé sa carrière et font encore sa réputation. Ce n’est pas parce que sa filmo prend apparemment fin (Once upon a time serait selon lui son avant-dernier film), qu’il s’empêchera de se faire plaisir à l’écran.

On aura néanmoins beau le défendre sur les qualités certaines de sa mise en scène, ou bien (de manière moins évidente) trouver un propos sous-jacent à cet étalage de bavardages, de violence régressive et de pieds juvéniles, la pilule passe un peu difficilement cette fois. Il y a quelque-chose de différent dans cette longue élégie hollywoodienne, voire de carrément dérangeant. Et ce n’est pas comme si certains génies n’avaient jamais été des personnages douteux.
Tarantino fête ici le cinéma à sa façon, en revisitant une époque par la dynamique festive de ses images. Il démontre qu’il a assez de poids pour détourner l’histoire de Sharon Tate à l’écran et éborgner l’image de Bruce Lee, qu’il aime les jeunes femmes et adore se perdre dans la contemplation de leurs pieds. Il nous dit aussi que même sans intrigue digne de ce nom, il peut se permettre de faire un film de près de trois heures, en sachant très bien que beaucoup loueront son génie, même si son film en est dénué. Once upon a time est une petite excursion délirante à la fin des 60’s, une déclaration d’amour maladroite à la sacro-sainte Hollywood de son enfance. Le constat d’une époque révolue et celle d’une fin de filmo bien moins irréprochable qu’on l’aurait imaginée. Rien de moins que le plus faiblard des films de son auteur.

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