Le spectre d’une femme suspendue au-dessus du vide, un corps qui disparaît dans les tréfonds d’une mégapole vertigineuse. Comme un fantôme se dérobant à la vue des vivants, une conscience s’affranchissant de ses limites physiques pour se perdre dans l’immensité d’un réseau urbain.

En 2029, Motoko Kusanagi est une flic humaine au corps entièrement artificiel qui officie pour la section 9, une branche ultra-secrète du gouvernement japonais. Elle et son co-équipier Batou, un autre cyborg, sont chargés d’enquêter sur une série de piratages de cerveaux et se lancent bientôt sur la piste du Puppet Master, un hacker énigmatique auquel s’intéresse également de très près une autre branche du gouvernement. Parallèlement à ça, Kusanagi s’interroge sur ce qui lui reste encore d’humanité dans cette enveloppe qui ne lui appartient pas et où elle ne se reconnait plus. Dans sa quête existentielle, elle va rencontrer une intelligence artificielle dénuée de forme physique, elle, mais ayant miraculeusement pris conscience de son existence. Devenue un être pensant mais incomplet, l’entité aspire désormais à une nouvelle forme de vie.

En 1995, l’animation japonaise n’avait pas connue de réelle avancée depuis la bombe Akira, six ans plus tôt. Avec Ghost in the shell, Mamoru Oshii jetait rien de moins qu’un pavé dans la mare de la japanime, provoquant l’admiration de millions de spectateurs à travers le monde dont parmi eux, un dénommé Stanley Kubrick et un certain James Cameron qui ne tarissaient alors pas d’éloges quant au chef d’oeuvre du cinéaste japonais.

Il faut dire que ce dernier est toujours resté fidèle à ses thématiques de prédilection, invariablement hanté par des préoccupations proprement dickiennes, questionnant sans relâche depuis ses premières oeuvres la porosité du réel ainsi que la frontière qui sépare l’humain de l’intelligence artificielle. Des figures récurrentes parcourent sans cesse son oeuvre d’un métrage à un autre, que ce soit ses kerberos aux armures fascisantes (absent dans les GITS) à ce fameux basset hound, véritable symbole de solitude existentielle et qui n’arrête pas de revenir pointer son museau le temps de quelques plans, en passant bien sûr par toutes ces créatures artificielles d’apparences et d’intelligences rationnelles humaines.

Il y a également cette image lancinante qui parcourt l’oeuvre du cinéaste, ce rapport prédominant de l’être à son propre reflet. Le motif du reflet, voire du double, est d’ailleurs sans cesse évoqué durant le film via l’image de Kusanagi stagnant sous la surface de l’eau, celle que lui renvoie une vitrine de magasin ou qui se superpose au regard d’une inconnue ressemblant étrangement au major. Un sentiment d’inquiétante étrangeté environne ainsi certaines séquences du film moins anodines qu’elles n’y paraissent, renforcé par cette mise en scène lente et contemplative. En seulement 75 minutes, Ghost in the shell fourmille de détails et de motifs récurrents, impossibles à remarquer en un seul visionnage et qui se rapportent toujours à la question de la perception de la réalité ainsi qu’à celle de l’humanité et de ce qui la définit.

Deux questions fondamentales que pose le cinéaste à ses spectateurs sans jamais avoir la prétention d’y répondre mais citant toujours volontiers ses principales influences, qu’elles soient d’ordre littéraires, philosophiques ou cinématographiques. En réponse au questionnement de Kusanagi, on pense bien sûr au solipsisme cartésien “cogito ergo sum” : “je pense donc je suis”. Mais chez Oshii (comme chez Dick et Scott), ni la pensée ni le doute ni même la mémoire ne sont jamais source de certitudes. Les preuves d’humanité sont donc à chercher ailleurs, peut-être dans ce reflet qui ne cesse de hanter le cinéaste et sa protagoniste.

Philip K.Dick n’est donc jamais bien loin et Oshii s’en revendique clairement tout au long de son oeuvre. L’esprit prédomine et les limites du corps physique explosent littéralement dans cette séquence charnière de l’attaque du tank au terme de laquelle le corps sculpturale de l’héroïne vole littéralement en morceaux et en est réduit à l’état de mannequin désarticulé dont il ne reste plus qu’à broyer le crâne pour anéantir définitivement toute conscience. Sa carcasse se retrouve alors semblable à celle habitée par le Puppet Master qui lui n’a à priori rien d’humain.

A priori, car le propos principal de Ghost in the shell reste cette recherche de ce qui fait l’humanité, de ce qui est absolument inhérent à l’homme plus encore qu’à tous ses futurs simulacres. Et la perfection apparente de ceux-ci ne suffit pourtant jamais à décréter leur humanité ni même à les pourvoir d’une âme ou d’un ghost. Et pourtant, Oshii semble parfois suggérer dans son film l’égalité de toute forme de conscience rationnelle qu’elle soit humaine ou non, et ce par-delà les apparences. Une idée qu’il creusera encore davantage dans la formidable séquelle du film, judicieusement intitulée Innocence.

De l’oeuvre de Masamune Shirow, Oshii n’en garde finalement que le fil conducteur (la traque du marionnettiste) et explore en profondeur les thématiques qui font échos à ses propres obsessions de cinéaste. En prônant une remise à plat de la conception d’humanité, de ses valeurs intrinsèques et de ses limites, Oshii livre rien de moins qu’une oeuvre primordiale de la science-fiction qui nous interpelle sur le devenir d’une humanité se diluant peu à peu dans sa propre technologie. La question prédominante du rapport entre l’humain et son parfait simulacre n’avait d’ailleurs pas été aussi bien abordée au cinéma depuis Blade Runner.

En matière de réflexion sur le sujet, Ghost in the shell s’imposait donc en 1995 comme un nouveau sommet du genre, préfigurant de la sorte toute la SF réflexive qui émergea sur les écrans dès la fin du dernier millénaire (Dark CityMatrixA.I. Intelligence Artificielle). Un chef d’oeuvre absolu qui n’attendait que sa suite pour le surpasser.

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