De l’oeuvre de Yasmina Reza je ne connaissais que son superbe Art, par ailleurs l’une de mes pièces de théâtre préférées, traitant du thème de l’amitié indéfectible, fragilisée par une soudaine incompréhension (déclenchée par un tableau entièrement blanc, acquis pour une somme monumentale). L’exercice de l’adaptation d’une pièce de théâtre étant toujours plus ou moins délicat dans la mesure où il s’agit généralement pour le réalisateur de mettre en scène toute une intrigue en huis-clos, Carnage se pose à priori comme le genre de films que ne privilégieront certainement pas les bouffeurs de péloches d’action et de SF tels que moi. Mais étant d’un naturel curieux et ayant eu vent que ce film était adapté d’une pièce méconnue de l’auteure qui avait si bien su réconcilier l’ado que j’ai été avec le théâtre (que j’avais quitté fâché avec J.B. Poquelin), je choisissais l’autre jour de laisser le bénéfice du doute au très controversé Polanski. D’autant que question huis-clos, le bougre s’est déjà assez bien débrouillé avec ses excellents La jeune fille et la mort et La Vénus à la fourrure, autres adaptations de pièces s’il en est.
Le point de départ de l’intrigue (un gamin en fout un autre sur la gueule) est ici évidemment prétexte à confronter deux couples de parents dans leur vaine tentative de clarifier les choses. Dès la première scène les deux couples en présence semblent s’entendre raisonnablement sur l’altercation imbécile de leurs gamins respectifs (lesquels resteront hors-champ durant l’essentiel du métrage), les parents du petit cogneur (Waltz-Winslet) étant à deux doigts de prendre congé de leurs hôtes (Foster-C.Reilly). Ils seront d’ailleurs plusieurs fois sur le départ tout au long de cette soirée, mais sans cesse ramenés dans cet appartement sur différents prétextes (un excellent café, un voisin trop curieux…). Si la discussion et le ton évoluera crescendo au fil de ces 80 minutes (et des consommations) jusqu’à s’envenimer et déborder sur bon nombre de considérations sociales et conjugales, ce sera pour révéler les limites d’une hypocrisie parentale de circonstance, l’altercation entre les deux gamins servant ici de catalyseur à un conflit larvé qui loin de confronter uniquement les deux couples, révélera les failles de chacun des quatre protagonistes en présence. Que ce soit le cynique et pragmatique Waltz, le caractériel et faussement placide C.Reilly, la bourgeoise frustrée Foster et l’executive woman Winslet, tous en prendront ici méchamment pour leur grade, d’autant que les alliances se feront parfois des plus surprenantes, au même titre que la tournure de leur confrontation. Un hamster livré à lui-même dans la jungle urbaine, un clafoutis mal digéré, un coca servi tiède, une pile de beaux livres tâchés de gerbe (de clafoutis mal digéré), un portable qui ne cesse de sonner, rien ne viendra atténuer l’animosité grandissante des dialogues, pas même cet onctueux whisky dix-huit ans d’âge lequel démolira pour de bon les derniers restes de sociabilité de chacun. Le ton de la conversation évolue ici au fil des consommations, partant d’un simple café au fameux whisky. Tout en ironie cruelle et en réflexions individualistes, ce savoureux règlement de comptes agira alors comme le parfait libérateur du faux-cul engoncé dans son costume de parent prétendument raisonnable. Jusqu’à ce que ne résonne la sonnerie miraculeuse d’un smartphone à priori foutu, laquelle fera cesser de manière un rien abrupte ces réjouissantes hostilités.
Et si au final, les parents n’ont probablement rien à reprocher à l’attitude de leurs enfants tant leur cruauté et leur bêtise est parfois pire encore, on appréciera les quelques restes de bon sens de chacun, comme lorsque Waltz à moitié saoul (“elle n’arrête pas de m’appeler docteur“) conseille au téléphone à la mère de C. Reilly d’éviter de prendre de ce médicament controversé dont il représente pourtant les actionnaires dans un procès que l’on imagine aisément d’envergure, au vu des nombreux coup de fil reçus tout au long de cette soirée.
Déjà familier de l’exercice, Polanski nous prouvait ici une fois encore que l’adaptation d’une pièce à l’écran est un exercice plus que délicat, se reposant sur tout un travail de caractérisation et sur des dialogues ciselés, parfaitement servis par un carré d’acteurs irréprochables. A condition d’avoir le sens de l’humour et de l’ironie adéquat, on ne pourra donc qu’apprécier ce volubile Carnage, au point de souhaiter le revoir très vite pour en savourer à nouveau chacune des répliques assassines.