Quelque-part en Amérique dans les années 20. Perdu en pleine nuit dans une fête foraine, un gamin pénètre dans une tente abritant un musée de cire, où chaque baie (apparemment) vitrée ouvre une fenêtre sur une époque différente. Intrigué par une statue à l’effigie d’un vieil indien figé au milieu d’un décor de Far West, l’enfant voit soudain celle-ci s’animer devant lui et lui révéler de la sorte un véritable vieillard jusqu’alors immobile. Ce dernier se présentant comme le légendaire Tonto, autrefois compagnon du non moins légendaire Lone Ranger, s’engage alors un dialogue étrange entre l’enfant et le vieil indien au cours duquel ce dernier revient sur les événements qui ont débouché sur sa rencontre improbable avec le mythique justicier…

Il en a fait du chemin l’ami Gore Verbinsky depuis son premier long La souris, sympathique farce débridée (et premier échec financier) clignant de l’oeil tant aux productions John Hughes, qu’aux cartoons d’antan et aux influences joyeusement macabres des films de Tim Burton et de Barry Sonnenfeld. Après avoir aligné toutes sortes de péloches hollywoodiennes plus ou moins mémorables, le gonze accéda enfin à la reconnaissance en s’octroyant les moyens bruckheimeriens suffisamment conséquents pour livrer sa trilogie à succès consacrée aux Pirates des Caraïbes. Dans les petits papiers de l’ami Jerry et trouvant en Johnny Depp l’appui idéal pour concrétiser ses projets suivants, Verbinsky s’attela ensuite à une première incursion détournée et psychédélique dans le genre westernien avec son excellent Rango avant de remettre le couvert en 2013 en se risquant cette fois à adapter à l’écran les aventures du Lone Ranger.

Risqué, car si le célèbre justicier avait fait les belles heures des ondes et du petit écran américain dans les années 60, son relatif succès de l’époque laissa rapidement place à un désintérêt progressif du public pour le personnage et ce malgré quelques tentatives infructueuses d’adaptations télévisuelles en format long durant les années 70. Tombé dans l’oubli aux Etats-Unis et assez méconnu dans le reste du monde, le personnage n’avait que très peu de chances de réanimer une quelconque fibre nostalgique durant des années 2010 entièrement tournées vers les comic books movies et le revival des glorieuses 80’s. Et ce malgré les moyens colossaux mis à disposition par Bruckeimer et son ancien grand pote Mickey, ainsi que la présence en tête d’affiche d’un Johnny Depp une fois de plus grimé dans le rôle à priori secondaire de Tonto, l’éternel sidekick du justicier masqué (car il est comme ça Johnny, au jeu des cowboys et des indiens, il a toujours préféré jouer les indiens).
D’où le four monumental du film lors de sa sortie estivale en 2013, probablement aussi dû à une concurrence plutôt rude mais aux recettes financières tout aussi mitigées (Pacific RimElysium) et à des critiques professionnelles globalement négatives qui ne virent en Lone Ranger qu’un Pirates des Caraïbes bis maquillé en western déluré. Ce qui n’est pas totalement faux certes tant le scénario de Lone Ranger reprend bon nombre d’ingrédients ayant participé au succès de lar trilogie des Caraïbes.
Cet échec financier fut d’autant plus cuisant que tout à fait injustifié tant Verbinsky livrait là un remarquable film d’aventures aux relents humoristiques savoureux principalement dictés par l’improbable duo formé par Tonto et le Lone Ranger (Armie Hammer, révélation de The Social Network, impeccable de maladresse dans son rôle d’apprenti-justicier), tous deux liés dans une quête de vengeance contradictoire.

Véritable moteur du récit, la motivation revancharde de chacun des deux protagonistes confronte deux approches différentes et inconciliables de la justice. Personnage situé en marge de son peuple, présenté comme à moitié fou tant dans son accoutrement et son attitude (sa manière à la fois drôle et pathétique qu’il a de nourrir le corbeau mort sur sa tête), Tonto n’a pour seul but que de retrouver les responsables du massacre de sa tribu. Et si ce personnage se révèle être le principal élément comique du film de par son caractère exubérant et les situations farfelues qui jalonnent son parcours, il n’en reste pas moins la personnification d’une justice radicale dictée par le deuil impossible et la culpabilité d’avoir vu décimés les siens par sa faute.
Dans sa croisade solitaire, l’indien azimuté va croiser bien malgré lui le chemin de John, sorte de pied-tendre, jeune juriste idéaliste à peine débarqué de la ville et plongé en plein coeur de l’ouest sauvage où il retrouve son amour de jeunesse désormais mariée à son frère aîné, marshall de son état. Si ce dernier apparaît comme le pendant opposé du jeune juriste tant il écrase celui-ci par son seul charisme et un héroïsme indéfectible, son sacrifice cruel servira de catalyseur à la quête de justice de son jeune frère. Laissé pour mort lors d’un traquenard dans le désert qui a non seulement coûté la vie à son marshall de frère mais aussi à tous les hommes de celui-ci, John est secouru par Tonto, lequel influencé par un improbable esprit indien chevalin, décide de le “ressusciter” et de le rallier à sa cause vengeresse et pousse-au-crime (comme le démontre la scène où il tente en vain de pousser John à exécuter le meurtrier de son frangin).
Face à l’indien puis à ses côtés, John fait alors un temps figure de sidekick, chevillé au cheminement erratique de son improbable sauveur. Sauf que la détermination quasi-criminelle de Tonto s’opposera régulièrement à l’intégrité implacable du jeune juriste, lequel se verra pourtant devenir bien malgré lui (après être resté passif durant une bonne partie du métrage) un authentique justicier et hors-la-loi dont le statut de mort-vivant répond à un système légal corrompu par des politiciens et des industriels entièrement tournés vers la quête du profit et une ambition conquérante et donc génocide. Une ambition cristallisée par le développement d’un chemin de fer censé apporter la civilisation dans l’ouest sauvage tout en condamnant de la sorte les dernières tribus indiennes à disparaître.

Dès lors, si Lone Ranger tendait à faire croire à un Pirates des Caraïbes bis sous forme de western déluré, le traitement appliqué par Verbinky à son film, s’il n’exclue pas (loin de là) une forme de divertissement hautement jubilatoire, se révèle bien plus intelligent et atypique qu’il n’y paraît. En mettant en perspective la fin de l’Amérique des légendes, condamnée par la construction d’un chemin de fer ici prétexte à l’enrichissement d’industriels et de politiciens corrompus, Lone Ranger paie clairement son tribut (tout comme Rango avant lui) au mythique Il était une fois dans l’ouest dont le score de Hans Zimmer ne cesse d’ailleurs de souligner l’influence primordiale en réadaptant la partition morriconienne aux événements du film de Verbinsky. Mais loin de se borner à cette seule influence, le cinéaste ponctue son film d’une pluralité de références plus ou moins évidentes allant du western crépusculaire (son éventail de personnages patibulaires et la brutalité viscérale de certaines fusillades évoquant le cinéma de Peckinpah) à l’authentique film historique (le récit du vieil indien qui tel un Little Big Man relate le crépuscule de son peuple) tout en lorgnant parfois sur le film d’horreur (le bad guy assouvissant son appétit cannibale en dévorant le coeur de son adversaire, tout cela par le prisme du regard éteint de sa victime).

Mieux encore, là où les situations et personnages surréalistes du triptyque consacré aux Pirates des Caraïbes s’éloignaient quelque peu de la conception classique de la figure du pirate pour s’ouvrir à une forme de fantaisie mythologique (le Kraken, Davy Jones, Calypso, etc…), le réalisateur convoque ici une foule d’archétypes se rapprochant presque autant de l’imagerie authentique du film de flibustiers que du western. On croisera ainsi bon nombre de figures archétypales propres aux deux genres, que ce soit cet antagoniste cruel à l’appétit contre-nature et au faciès balafré, ces pillards du désert et leurs collusions avec des aristocrates ambitieux (par ailleurs eux aussi décrits comme d’anciens desperados parvenus à un statut plus “respectable”) ou encore cette mère maquerelle et unijambiste, gérante d’un bordel sordide peuplé d’autant de truands patibulaires que de créatures felliniennes.

Sombre, violent et foncièrement démystificateur, très loin du divertissement familial attendu, le film de Verbinsky n’a donc pas volé sa classification R à sa sortie en salles aux Etats-Unis (une autre raison à l’échec financier du film ?), d’autant qu’à cette foule de figures antipathiques et inquiétantes, Verbinsky refuse de leur opposer une quelconque forme d’héroïsme évident de la part de Tonto (trop individualiste) et de John (trop naïf), privant du même coup le spectateur de référent digne de ce nom. Ainsi, on ne trouvera pas ne serait-ce que l’ombre d’un véritable héros dans Lone Ranger. Et le sous-titre du film de ne pas nous mentir en annonçant ici la (re)naissance d’un héros dont il est quelque peu regrettable de ne pas voir la continuité des aventures tant cette oeuvre s’avère tout aussi intelligente dans son sous-texte qu’incroyablement divertissante.

Conférant à son film un souffle épique où l’absurdité quasi-cartoonesque de certaines situations le dispute à de surprenants accès de violence, Verbinsky n’en oublie ainsi pas pour autant de livrer des séquences d’action tout simplement grandioses dont les deux plus mémorables ouvrent et concluent le métrage. Deux authentiques morceaux de bravoure sous forme de courses-poursuites ferroviaires, menées l’une et l’autre à un rythme débridé, et qui tout en multipliant les idées visuelles et les interventions des divers protagonistes, subliment de manière magistrale les hostilités. Si la première de ces deux séquences laisse déjà le spectateur pantois sur son siège et pourrait à elle-seule, par sa virtuosité technique et cinégénique, servir de formidable climax à n’importe quel film du genre, la seconde finit de confirmer la pleine maîtrise du réalisateur dans l’art de l’action définitive. Véritable morceau d’anthologie, qui concentre à elle-seule tous les enjeux dans une succession de règlements de compte échevelés, cette séquence d’un quart d’heure allie à merveille la maestria de la mise en scène à une bande-son omni-présente, le tout dans un timing irréprochable dicté par l’utilisation de l’ouverture du Guillaume Tell de Rossini (qui servait également de thème à la série originale), et qui tout en renouant avec l’essence-même du cinéma-spectacle, lorgne beaucoup sur les expérimentations passées de cinéastes tels que Peter Jackson et Steven Spielberg, autres influences déterminantes du réalisateur dans l’art du spectaculaire.

Riche en nombreux morceaux de bravoure, débordant d’humour, de parti-pris inattendus (excellent usage de la narration déstructurée) et de surprenants accès de cruauté, Lone Ranger s’impose comme l’un des meilleurs films d’aventure de ces dernières années. Un western atypique dont le four monumental au box-office est à mon sens proportionnel à son indéniable réussite artistique. A peine pourra-t-on reprocher au film sa durée un rien excessive mais justifiée (à contrario du troisième opus des Pirates) tant le scénario ne nous laisse jamais le temps de nous ennuyer (perso, je n’ai pas vu passer ces 2h40 et dieu sait que j’appréhende les films interminables). Et si cette (re)naissance du héros est désormais condamnée à rester sans suite, Lone Ranger peut aisément s’apprécier comme un opus isolé et se suffisant largement à lui-seul. D’autant que sa conclusion douce-amère, qui met une dernière fois à l’index le génocide de tout un peuple, n’appelle pas vraiment de réelle continuité. Un épilogue empreint de mélancolie et de nostalgie, loin de la virtuosité spectaculaire et jubilatoire qui a précédé, et qui voit s’éloigner silencieusement un vieil indien dans des espaces désertiques s’étendant par-delà le seul imaginaire d’un gamin-spectateur avide de récits légendaires.

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