Il y aura du sang“, un titre ardent qui résonne comme une promesse. Celle de la terre que l’on gratte jusqu’à la faire saigner, celle du profit qui n’atténue jamais la rancune, celle de l’homme seul qui veut toujours plus et n’oublie jamais.

Dès son prologue et tout au long de l’intrigue, Anderson confère à son épopée une dimension singulière, souvent contemplative. L’objectif s’attarde soit sur de vastes étendues désertiques qu’il sublime par son art du cadrage, soit sur son protagoniste qui tarde pourtant à prendre la parole. Hantées par une musique dissonante, les vingt premières minutes se passent ainsi de la moindre ligne de dialogue pour nous présenter Daniel Plainview, prospecteur individualiste et pragmatique, dont l’instinct de survie le dispute à une ambition implacable.

There will be blood est une chronique s’étalant sur plus de trente années et entièrement dédiée à la trajectoire de son protagoniste. En comparaison, les autres personnages n’existent que très peu à ses côtés. A tel point qu’ils semblent vivre, grandir et vieillir hors-champ, évoluant loin de l’objectif et des préoccupations du réalisateur. Ce qui pour certains spectateurs pourrait avoir l’air d’un défaut mais qui ne l’est pas, tant tout l’intérêt du film repose sur la portraiture hautement ambivalente de son personnage principal.

Qui est donc Plainview si ce n’est un homme foncièrement solitaire dont l’obsession du succès ne fait que répondre à son mépris pour tous ceux qui l’entourent. “I’m an oilman” proclame-t-il au début du film face à une assemblée d’auditeurs énervés. Un prospecteur devenu chercheur d’or noir, vampirisant le sol d’un pays en pleine métamorphose pour en tirer richesse, puissance et respect. Quelques élans de générosité et d’affection le pousseront à adopter fils et frangin pour en faire ses associés, avant de les renier de la façon la plus cruelle qu’il soit, les sacrifiant l’un et l’autre sur l’autel du profit et de l’outrage.

Préfigurant sur bien des aspects le capitalisme sauvage américain du siècle dernier, Plainview est entièrement tourné vers lui-même et sa misanthropie ne date certainement pas d’hier. Anderson distille suffisamment d’éléments pour que l’on comprenne que l’homme, qui se dit veuf, a rompu sciemment tous liens familiaux. D’ailleurs aucune place pour les femmes dans ce film, aucune relation sentimentale. Aux yeux de Daniel, seuls comptent la réussite sociale et le fait de triompher sur tout autre concurrent. Il le dit d’ailleurs lui-même à l’un de ses rares confidents : “Je veux être le seul à réussir“. Quelques mots après, il confie finalement “Je veux simplement m’enrichir suffisamment pour pouvoir me couper du monde“.

Oscar à l’arrivée et amplement mérité pour Daniel Day-Lewis qui s’emparait ici littéralement de son rôle, composant un personnage fascinant d’ambiguïté, sorte de rapace insatiable, perpétuellement en quête de reconnaissance et privilégiant son ambition à toute valeur humaine. Prêt à tout pour s’enrichir, Plainview va jusqu’à battre, tuer et même se laisser humilier au cours d’un baptême hypocrite, où l’homme encaisse les baffes de son rival avec le sourire. Certes, on pourra reprocher au personnage ses nombreuses zones d’ombres, son passif quasiment inconnu et une détermination implacable et vorace dont la source ne nous est jamais vraiment explicitée. Prostré dans sa solitude et ne se confiant jamais à personne, incapable d’accorder la moindre confiance à quiconque, mais ne comptant seulement que sur lui-même, Plainwiew est un mystère à lui-seul, un monstre d’égoïsme et d’ambition, autiste à toute forme de sentiment et dont les rares sursauts d’humanité le disputent à des crises de colère dévastatrices et meurtrières. Un homme rude, incapable d’amour et de pardon mais vociférant continuellement à l’encontre d’un faux prophète, pasteur baptiste aussi vénal qu’hypocrite mais décidément plus humain que ne le sera jamais l’entrepreneur.

Et c’est au crépuscule de sa vie et au sommet de sa réussite que le millionnaire se retrouve définitivement seul à hanter un immense palais. Fini de gratter la terre, fini d’enterrer les autres. Plus aucune distraction, personne à aimer. Jamais personne. Seule subsiste la rancune à l’épreuve du temps, tout aussi tenace que ce qui fut alors son ambition. Si la victoire n’atténue jamais le ressentiment, la solitude elle rend impossible le moindre pardon. Et le sang du prêcheur de sembler aussi noir que celui de la terre d’autrefois lorsqu’il se déverse sur le pied du bourreau. Lequel ne se contente finalement que de lancer un simple “J’ai fini” pour conclure le film et par-là même son histoire.

En ce sens, There will be blood est donc bel et bien une promesse, largement tenue.

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