Au sortir du succès de son premier film Pee Wee Big Adventure (pure oeuvre de commande à la gloire du comique pas drôle Paul Rubens), Burton se voit proposé par la Warner de réaliser l’adaptation du blockbuster programmé Batman. Déjà ?! Le jeune réalisateur engage aussitôt le scénariste Sam Hamm pour l’aider à développer cette adaptation. Le scénario bouclé, le studio tarde pourtant a donner son feu vert. Et Burton d’éplucher les scénarios qu’on lui envoie en attendant. Dans la floppée de script qui inonde son bureau, il tombe sur celui de Beetlejuice écrit par un certain Michael McDowell (déjà responsable du scénario du court The Jar, auparavant réalisé par Burton), le seul à se démarquer clairement du lot par ses personnages loufoques et son humour noir. Burton décèle rapidement tout le potentiel visuel de l’univers imaginé par McDowell, une opportunité en or pour lui d’y appliquer son imagerie macabre et hautement singulière, qu’il développe depuis son plus jeune âge. Le jeune réalisateur ne tarde pas à obtenir l’aval de la Warner pour réaliser son second long-métrage, le studio mettant une dernière fois à l’épreuve son poulain avec un budget modeste (à peu près 10 millions de dollars) avant de lui confier sa superproduction à venir. Beetlejuice sera donc un film déterminant dans la carrière du cinéaste, lequel profitera alors d’avoir les coudées suffisamment franches pour s’entourer des meilleurs techniciens low cost (dont le chef décorateur Bo Welch qui travaillera également sur les décors de Batman Returns et Edward aux mains d’argent…) et livrer sa vision contradictoire de l’au-delà, à la fois glauque et saturée de couleurs. Le tournage sera aussi pour Burton l’occasion d’y découvrir son futur Batman, l’humoriste Michael Keaton s’entendant alors tellement bien avec le cinéaste que ce dernier allongera son temps de présence à l’écran. Sorti en 1988 face au décevant Poltergeist 3Beetlejuice sera un succès public et critique suffisamment important pour ouvrir définitivement les portes d’Hollywood à son jeune réalisateur.

Mais qu’est-ce que donc que ce jus de cafard au fait ? Rien d’autre qu’une histoire propice à réunir morts et vivants dans un joyeux délire macabre dont Burton semblait à l’époque être le seul à avoir le secret. Dès les premières images du film, on reconnait d’ailleurs bien le style du jeune réalisateur. Une intro nous présentant deux jeunes mariés aussi guillerets qu’insipides, un bonheur conjugal rapidement contrarié par la mort elle-même au détour d’un accident stupide causé par un chien (une façon d’inverser l’ouverture de Frankenweenie). Comme si Burton se faisait un malin plaisir de répondre à la finalité de chaque conte de fée par l’irruption de la faucheuse au détour d’un pont que l’on retrouvera par ailleurs une autre fois dans sa filmographie (Sleepy Hollow).

Le passage des deux tourtereaux du monde des vivants au monde des morts se fait sans grands artifices. Oubliés dans les limbes, ils se retrouvent à hanter leur propre demeure et ce sans espoir de pouvoir fuir leur prison éternelle, le home sweet home de leurs jours heureux et… vivants. Pire, ils voient bientôt leur quotidien de fantômes bouleversé par l’emménagement indésirable d’un couple de mondain, horriblement snobs et portés sur la déco kitsch. Seule Lydia, leur gothique de fille, se démarque clairement de cet amas snobillard de vivants en manifestant quelque dons de clairvoyance lui permettant de déceler dans les lieux la présence des anciens propriétaires. Ces derniers ne comptent évidemment pas supporter ad aeternam cette famille de vivants et tentent à leur façon de les chasser en leur filant la trouille de leur vie. Las, nos deux fantômes ont autant de talent à faire peur que pour choisir leurs fringues et ils se voient bientôt contraints de faire appel aux services d’un immonde bio-exorciste dénommé Betelgeuse qui se fait une spécialité de flanquer une trouille d’enfer aux vivants pour les chasser de leur demeure. L’occasion pour Michael Keaton de composer un personnage d’immonde farceur, sorte de fantôme pestilentiel aux goûts plus que douteux, rendu repoussant grâce au maquillage de Robert Short, et dont on appréciera chacune des rares apparitions. Car au final, Beetlejuice n’est qu’un personnage secondaire, un simple antagoniste servant surtout à réconcilier morts et vivants au détour d’un dernier acte délirant. Pour autant, il a toute l’attention de Burton, celui-ci préparant allègrement l’intrigue à son irruption jubilatoire du monde des morts, via quelques apartés inquiétants et cruels et un sacrifice de mouche particulièrement gratiné.

Est-ce à dire que Burton a mal choisi son titre ? Non et même si c’était le cas, cela n’empêcherait personne d’apprécier le film pour ce qu’il est, une oeuvre essentiellement visuelle dans laquelle le réalisateur injecte l’essentiel des influences ayant forgées son imaginaire. On retrouve ainsi dans Beetlejuice cette même géométrie biscornue des décors des films expressionnistes de Robert Wiene, les mêmes couleurs criardes des cartoons de Chuck Jones et Tex Avery, la même imagerie funèbre des fêtes d’Halloween mêlée à cette patine toc si représentative des séries B des années 50. Plus encore que dans Pee Wee Big Adventure, il s’agit ici pour Burton de restituer à l’écran tous les délires graphiques qu’il ne cesse de ressasser sur le papier depuis l’enfance, cette imaginaire foisonnant en formes contradictoires, en spirales hypnotiques et en laideurs adorables. Beetlejuice fonctionne avant tout comme ça, un tableau cinégénique conçu par un cinéaste à la sensibilité de peintre tourmenté et à la cinéphilie évidente. Loin de capitaliser sur les moyens de son époque, Burton préfère s’approprier les outils de ses illustres modèles sans jamais avoir la prétention de les moderniser. C’est ainsi qu’au moment où les effets spéciaux s’apprêtent à rentrer dans l’ère du numérique, Burton lui revient simplement à des trucages archaïques en rendant hommage à tout un pan du cinéma fantastique de son enfance. En résulte donc en 1988 cette oeuvre inclassable et intemporelle qui convoque l’émotion première véhiculée par bon nombre de vieux classiques tels Le septième voyage de Sinbad ou Le masque de la mort rouge.

En outre, Beetlejuice amorce avec humour un thème crucial chez Burton : celui de la marginalisation et ce à travers le personnage de Lydia, en laquelle on retrouve volontiers un peu d’Edward, des personnages de Lukas Haas et Natalie Portman dans Mars Attacks ou même de son emblématique Vincent. Comme eux, Lydia incarne cette figure de la marginale sensible, recroquevillée dans son propre univers pour se prémunir de l’incompréhension et de l’hostilité du reste du monde. Une majorité incompréhensive représentée par des personnages mesquins et hypocrites, reconnaissables à leur mauvais goût et leur coquetterie criarde. Une distinction essentiellement esthétique que Burton réemploiera de manière évidente dans Edward aux mains d’argent et dans une moindre mesure dans son premier Batman avec le Joker, roi auto-proclamé du mauvais goût.

Et pour cause, en fait de mauvais goût, Beetlejuice en regorge et fourmille de trouvailles narratives et visuelles. Il y a bien sûr ces premières secondes rythmées par le score délirant de Danny Elfman et qui tendent à confondre le quotidien figé d’un suburb avec une maquette miniature qui ne fait presque plus illusion. Impossible également de ne pas sourire devant chaque apparition de Beetlejuice dont celle du cimetière (“On a la même chemise !“) ou encore ce climax dantesque prenant des airs de mariage foutraque et totalement improvisé. On n’oubliera pas non plus de sitôt la scène mythique du dîner dans laquelle les convives se voient hantés par les fantômes et obligés de se déhancher sur l’air du Day O de Harry Belafonte, séquence moins anodine qu’il n’y paraît puisqu’elle cligne ouvertement de l’oeil au cinéma muet (la présence au casting de Sylvia Sidney, star du muet, également dans Mars Attacks, n’est pas un hasard). Burton profite également de ce film pour proposer une imagerie relativement originale de l’au-delà, ce dernier évoquant à lui-seul le pire de l’administration américaine (il aurait de quoi bosser chez nous). Un univers kafkaïen et haut en couleur où les trépassés attendent patiemment, tickets à la main, d’être appelés au guichet comme un allocataire à la caf ou un contribuable aux impôts. L’occasion pour le réalisateur de nous présenter une charmante galerie d’ectoplasmes dont les aspects à eux-seuls en disent suffisamment sur la nature de leur trépas, chaque fantôme reposant sur une idée sarcastique et graphiquement puissante (les fonctionnaires de ces limbes sont des suicidés). Cette inventivité dans l’art du macabre et de l’ironie ne fait qu’annoncer la création de figures monstrueuses d’anthologie, parfois drôles, souvent tragiques, et qui peupleront l’essentiel de la filmographie de l’auteur.

En 1988, Burton creuse donc son sillon dans le tout Hollywood, imposant à l’esprit des spectateurs son univers carnavalesque et joyeusement funèbre. Un univers de bric et de broc, fait de maquillages, de maquettes et de matte paintings à l’ancienne et dans lequel se bousculent sans discontinuer les références à tout un pan du cinéma fantastique du siècle dernier. La personnalité atypique du jeune réalisateur tend déjà à en faire un auteur à part, à la signature facilement reconnaissable. Et même si cette oeuvre de jeunesse pâtit de quelques maladresses, elle reste toujours plus inspirée que les dernières oeuvres du cinéaste qui semble hélas avoir fait le tour de son univers et n’avoir plus grand chose à raconter. De là à ce qu’il invoque une seconde fois le fantôme de Beetlejuice pour remédier à son manque d’inspiration, il n’y a après tout qu’un seul mot à prononcer et ce, trois fois d’affilée : Beetlejuice, Beetlejuice…

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