Au vu de cette aventure de Batman, parue au préalable sous forme d’épisodes en kiosque et rassemblée dans le présent volume, et en prenant en compte l’arc précédent sur La Cour des hiboux, il parait évident que le scénariste Scott Snyder met un point d’honneur à tourmenter et à malmener le caped crusader de toutes les manières possibles, autant psychologiques (le labyrinthe de la Cour, l’attaque du Joker sur ses proches) que physiques (la bataille contre les Ergots). Après s’être confronté à cette Cour des hiboux apte à déstabiliser toutes les certitudes du justicier en ce qui concerne Gotham et ses secrets, voilà à nouveau Batman opposé à sa légendaire némésis, le Joker qui, suite à une longue année de silence après s’être fait sciemment tirer le portrait (au sens littéral par le bien-nommé Taxidermiste), compte bien revenir en force pour “sauver” contre son gré le justicier de tous les parasites qui gravitent autour de sa personne et l’affaiblissent. Les parasites en question sont donc tous les alliés de Batman, aptes à en faire selon le Joker, un héros vieillissant s’appuyant trop souvent sur son entourage pour se dépêtrer des situations les plus fâcheuses (dont la précédente attaque des Ergots). Le Joker veut donc renvoyer Batman à sa solitude la plus absolue en projetant ouvertement de tuer tous ses camarades sous peu. L’occasion d’approfondir la relation ténue qui unit le justicier à son meilleur ennemi. C’est du moins ce que le lecteur inconditionnel du justicier Gothamien est en droit d’attendre.

Hélas, à trop poser de questions et d’enjeux dans son exposition, Snyder se prend les pieds dans le tapis et élabore un récit (dont la trame décalque celle de l’épisode Bouquet final de la série New York Section Criminelle) qui n’apporte rien de plus à cet éternel antagonisme. Ainsi, Batman s’interroge-t-il une fois encore sur les origines inconnues du Joker, les tensions entre Batman et ses alliés tournent en rond et le Joker, lui, ne cesse de nous annoncer une surprise de taille qui aura au final l’effet d’un pétard mouillé. Pire, Snyder s’évertue à marcher sur les plates-bandes de ses prédécesseurs à grands renforts de citations appuyées aux premiers méfaits du Joker (l’empoisonnement des eaux de la ville) et à ses origines (la chute dans la cuve d’acide) sans jamais apporter la moindre originalité ou un quelconque propos subversif apte à nourrir l’inaltérable duel, en comparaison aux perles indétrônables que sont The Killing Joke ou le Joker d’Azzarello et Bermejo.

Un traitement donc trop déférent, diluée dans une intrigue à tiroirs, laquelle abuse des ressorts scénaristiques et des personnages clés, ici convoqués pour de simples caméos sans la moindre saveur. Il est à ce titre consternant de voir la facilité dont se défait Batman des attaques successives de Freeze, Gueule d’argile et l’Epouvantail, trois personnages majeurs sous-traités le temps de deux maigres planches.

Mais le grand défaut nuisant à la cohérence globale du récit est l’aisance avec laquelle le Joker mène à bien son projet. L’envergure d’un tel plan, durant lequel on ne compte plus les dommages collatéraux, n’a d’égale que son incohérence du fait que le Joker est bel et bien seul à l’élaborer et à le mettre en place. Certes, nous sommes dans une bd, qui plus est un comic, mais cela ne justifie en rien de balancer aux orties toute trace de réalisme. Ainsi, le Joker prend-il l’envergure d’un tueur solitaire et implacable, qui se lance à l’assaut d’un commissariat pour récupérer son visage, massacre toute une assemblée de porte-flingues de la mafia ou prend en otage l’intégralité du personnel de l’asile d’Arkham, le tout dans la plus complète solitude et sans le moindre appui préalable (à peine croisera-t-on le temps de quelques vignettes une Harley Quinn plus dépressive qu’enjouée). Dès lors, il conviendra de mettre en doute la crédibilité de cette trame que DC nous avait pourtant annoncé comme un fleuron majeur du New 52.

Pour le lectorat tout aussi fidèle à la croisade du justicier qu’aux méfaits du plus célèbre criminel de Gotham, le tome s’impose comme une sérieuse douche froide, lisible certes, grâce aux somptueux dessins de Greg Capullo (et de Jock le temps de deux intermèdes au style visuel plus rugueux) et à la verve cynique et imparable du Joker, mais dans l’ensemble incapable de rivaliser avec ces chefs-d’oeuvre antérieurs que sont The Dark Knight ReturnsThe Killing JokeAsile d’ArkhamJoker ou Secrets de Sam Kieth. Des oeuvres qui par leur traitement audacieux et subversif, proposent une bien meilleure interprétation de l’antagonisme irrationnel qui oppose les deux personnages sans jamais rien trahir du mystère qui entoure les motivations du clown meurtrier.

Sur ce dernier point, Snyder aura beau nous faire miroiter en bout d’intrigue une possible révélation sur l’identité du Joker (ce qui flinguerait l’aura du personnage), le climax ne surprendra personne quant à sa résolution. A peine se demandera-t-on si le Joker sait vraiment qui se cache sous le masque du justicier. Une interrogation sans la moindre résonance quand on sait que le criminel a toujours considéré Batman comme un individu unique, complexe et s’est toujours refusé à découvrir son identité civile. Snyder semble nous dire qu’il la connait mais qu’il s’en fiche, c’est bien là, la seule véritable révélation de son histoire.

Et pour ceux qui se demanderaient pourquoi le Joker prend peur dès lors qu’il est question de son passé, je les renvoie plus au fabuleux The Killing Joke d’Alan Moore qu’à L’An Zero des mêmes auteurs.

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