A Milton, petite bourgade du fin fond des Etats-Unis, Jerry (Ryan Reynolds) travaille dans une usine de baignoires. Ce trentenaire célibataire, aussi candide que débonnaire, et apparemment sans la moindre attache n’est pas seul pour autant puisque l’attendent chez lui un chien qu’il adore et un chat qu’il apprécie nettement moins. Un jour il confie à sa psychiatre (Jacki Weaver) qu’il n’est pas indifférent au charme de Fiona (Gemma Aterton), la belle secrétaire de l’usine, et qu’il compte bien l’inviter à dîner. Qui plus est, le jeune homme ne laisse pas insensible une autre de ses collègues, la gentille Lisa (Anna Kendrick) laquelle ne manque pas une occasion pour lui faire du gringue.
Tout semble donc aller pour le mieux pour Jerry qui rechigne néanmoins à respecter le traitement médicamenteux que lui prescrit régulièrement sa thérapeute. En résulte ces voix obsédantes qui l’assaillent dès qu’il rentre chez lui…

Il faut bien avouer qu’on avait quelque peu perdu de vue la filmo de Marjane Satrapi depuis son Persepolis en 2007. Après deux films peu mémorables (la réalisatrice avouera elle-même que son Bande de Jotas est un ratage complet), The Voices est pour elle l’occasion de diriger en solo sa première production d’envergure internationale, comptant sur un budget suffisamment confortable pour transposer à l’écran le script de Michael Perry qui attendait sagement son adaptation depuis 2009 dans une Black List hollywoodienne chargée en futures pépites (StokerArgoJohn Wick). La réalisatrice livre ainsi un savoureux conte macabre suivant le délire psychotique d’un schizophrène meurtrier aux allures de brave idiot. Servile et un rien simplet, Jerry nous apparaît tout d’abord plutôt sympathique et ce malgré son background que l’on devine chargé lorsqu’on apprend qu’il suit une thérapie imposée par un tribunal.

Risque de spoiler
La bande-annonce ayant tôt fait d’éventer le concept du film, Satrapi a l’intelligence de briser rapidement le suspense en nous révélant les voix qui assaillent constamment Jerry, une fois ce dernier rentré chez lui. Des voix imaginaires, issues de sa seconde topique, et qui trouvent pour incarnation son chien et son chat (respectivement sa bonne et sa mauvaise conscience) avec lesquels il ne cesse de dialoguer. Et Jerry de ne pas toujours écouter la voix de la raison et de céder aux mauvais conseils du cynique Mr Moustache, véritable élément comique du film dont on savourera chacune des interventions. Ce chat ombrageux et gouailleur incite ainsi très vite le pauvre garçon à écouter sa part sombre et assouvir ses instincts meurtriers (“Tu es ce que tu es“), ce dernier accumulant dès lors les têtes parlantes dans son frigo et les bouts de cadavres dépecés, soigneusement rangés dans quantité de tuperwares qu’il empile tout le long des murs de son appartement.
Fin du spoiler

Quelque peu dévoyé depuis une série de bides cinglants, Ryan Reynolds se révèle in fine parfait dans le rôle complexe de ce protagoniste aussi pathétique que drôle et attachant. Il y a quelque-chose de Norman Bates dans son personnage de tueur en série victime de sa psychose et que l’acteur réussit à nous rendre sympathique malgré la violence suggérée de ses crimes. En plus de doubler lui-même les deux animaux vedettes du film, Reynolds donne ici la réplique à un remarquable trio d’actrices (Gemma Aterton, Anna Kendrick et Jacki Weaver).

Mais le grand mérite de The Voices est le traitement adopté par Satrapi. A travers un univers joyeusement coloré et kitsch, la réalisatrice nous immerge dans l’esprit-même de son protagoniste pour qui la vie n’est qu’une fantaisie de tous les instants dès lors qu’il refuse de suivre le lourd traitement médicamenteux prescrit par sa psychiatre. L’émerveillement constant de Jerry vis-à-vis d’un monde enchanteur où ses animaux de compagnie lui tiennent le crachoir et où les têtes tranchées continuent de bavarder et de lui sourire sans vraiment lui en vouloir, le préserve d’une réalité bien plus sinistre et morbide auquel il refuse obstinément de se confronter. A ce titre, il faut d’ailleurs voir la scène où Jerry après s’être décidé à prendre son médicament, se réveille et découvre en même temps que le spectateur que son appartement n’est finalement qu’un cloaque sordide et sale, bouffé par l’humidité, la crasse et les moisissures et plongé dans une clarté terne des plus déprimantes. Le jeune homme aura alors beau inviter Bosco et Mr Moustache à lui parler, ceux-ci garderont le silence, réduits à n’être plus que de simples animaux de compagnie.

Cette approche décalée entre réalité glauque et psychose enchanteresse révèle in fine l’extrême solitude d’un personnage hautement ambigu, hanté par un trauma abominable qui explique en grande partie son état. Le risque d’une approche aussi fantaisiste résidait alors avant tout dans une trop grande distanciation avec le calvaire de ce serial killer atypique ainsi que celui de ses victimes. Ce que vient contredire le caractère dramatique d’une histoire finalement aussi sinistre que n’importe quel fait divers meurtrier, et dans laquelle Satrapi injecte ce qu’il faut d’humour et de tendresse pour permettre à son film de sortir des sentiers battus. A peine pourra-t-on lui reprocher quelques raccourcis narratifs et un climax un rien expédié.

Là où beaucoup d’autres réalisateurs se seraient probablement cassé les dents, la réalisatrice iranienne trouve toujours le ton juste et assume pleinement son parti-pris narratif et stylistique (appuyé par une remarquable direction artistique), refusant le moindre débordement gore pour mieux se consacrer à l’aspect surréaliste et euphorisant de ce conte cruel dont la conclusion atypique et amorale ne manquera pas d’étonner plus d’un spectateur.

En définitive, The Voices est un de ces beaux portraits de tarés cinématographiques, à ne pas prendre trop au sérieux, ni à la légère non plus. Une oeuvre singulière, aussi cruelle que poilante, probablement vouée à devenir culte avec le temps.
Sing a happy song…

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