C’est en 1971 que la carrière de Spielberg décolla. Déjà réalisateur de plusieurs téléfilms dont l’épisode pilote de la série Columbo, le jeune réalisateur de 25 ans surpris son monde en offrant à la télévision son premier chef d’oeuvre Duel, authentique survival routier empreint de fantastique.

Le scénario fut signé par le légendaire écrivain Richard Matheson qui adapta d’ailleurs une de ses propres nouvelles. Pour ceux qui n’ont jamais lu l’auteur de Je suis une légende et de L’Homme qui rétrécit, il faut savoir que Matheson (décédé le 23 juin 2013) était réputé pour son style minimaliste et percutant. Outre les divers types de narrations qu’il expérimentait, Matheson avait la particularité de dépouiller ses récits du moindre élément superflu pour aller toujours droit à l’essentiel.
Le fantastique mathesonien prend généralement pour point de départ une situation banale du quotidien troublé par un événement infime qui prend peu à peu des proportions extraordinaires et absurdes. Ainsi, chez Matheson un cadre supérieur peut subitement devenir dingue dans son bureau en s’évertuant à tuer une vulgaire mouche, un citadin irascible peut se persuader que les gens se sont tous ligués pour lui pourrir la vie au quotidien, un mari volage peut progressivement voir disparaître tous les repères de son existence, un employé de bureau en sortant d’une journée de travail peut subitement se rendre compte qu’il a oublié où il a garé sa voiture, puis de quelle couleur elle est, puis où il habite… L’aliénation de l’individu dans une société déshumanisée répond toujours à une situation de déphasage infime et peu à peu angoissante.

La nouvelle originale intitulée Duel (disponible dans le volume 3 de l’intégrale de l’auteur) reprend ainsi la même thématique. Un brave représentant de commerce sans histoire est pris en chasse sur une route au milieu du désert par un poids-lourds qu’il a doublé à plusieurs reprises. Le protagoniste s’interroge sur les raisons d’une telle agressivité, intimidé par la menace du camion qui colle son véhicule d’un peu trop près. Il réalise bientôt avec horreur que le chauffeur du camion semble bel et bien déterminé à le tuer.

Malgré la réputation de l’écrivain, aucuns journaux ou magasines décents ne furent enclins à publier cette histoire. La nouvelle parut finalement dans les pages d’un numéro de Playboy qui échoua (par hasard) sur le bureau d’un jeune réalisateur du département télévision d’Universal, Steven Spielberg. Ce dernier emballé par cette histoire en vint très vite à s’imaginer tout le potentiel cinégénique d’un tel suspense. Il convainquit les exécutifs de la viabilité du projet et s’attacha aussitôt les services de Matheson au scénario, ce dernier étant d’ailleurs un scénariste réputé (L’Homme qui rétrécitLa Quatrième Dimension). L’écrivain adapta alors fidèlement pour l’écran son propre récit, augmentant l’intrigue au gré du monologue intérieur de son protagoniste (et de la brève séquence du bus scolaire).

Mais la réussite de Duel tient autant à son scénario qu’à la mise en scène astucieuse et inspirée du jeune réalisateur. Dans une alternance de cadrages fixes jouant sur les distances et se resserrant progressivement sur le visage effaré de son protagoniste, Spielberg excelle à retranscrire dans la forme la puissance du suspense littéraire imaginé par Matheson. Le réalisateur va jusqu’à suggérer de grandes distances alors qu’il doit à peine se contenter de trois kilomètres pour simuler l’intégralité de la poursuite de son film. A l’écran, l’illusion est totale tant Spielberg filme sous plusieurs angles et s’appuie sur un savant montage.

En parfaite adéquation avec les obsessions de Matheson (déphasage du quotidien, démence soudaine), l’intrigue de Duel porte pourtant les germes du cinéma à venir de son réalisateur, le monstre mécanique préfigurant indéniablement le squale de Jaws et le T-Rex de Jurassic Park.
D’autant que malgré tout le réalisme brut déployé à l’image, l’intrigue prend rapidement une dimension fantastique, Spielberg accentuant le malaise en se référant uniquement au camion comme seul poursuivant. Au lieu de révéler pleinement un indice humain aux commandes du trente-huit tonnes, le réalisateur préfère suggérer la présence fragmentaire du camionneur à travers quelques plans dévoilant ses mains ou ses bottes. Ainsi, en ne révélant jamais frontalement la nature humaine du poursuivant, Spielberg ancre pleinement son récit dans le genre du fantastique, genre du doute, de l’angoisse et de la métaphore.

Il accentue d’ailleurs cet aspect en partageant avec le spectateur les pensées de son protagoniste. Confronté à l’agressivité soudaine et quasiment inexplicable de son poursuivant, David Mann ne peut plus que spéculer et parler pour lui-même. Ses paroles se muent rapidement en voix-off, en parfaite adéquation avec l’angoisse qui transparaît sur son visage. Et ce même dans la séquence du resto-route, où le personnage s’est arrêté en catastrophe. Tout le suspense de la scène tient au fait que le protagoniste réalise subitement en voyant le camion stationné dehors qu’il est en présence du routier fou dans le restaurant. Le problème étant qu’il ne sait pas à quoi il ressemble. Il se met alors à jauger les visages de chacun des clients attablés, se perdant en suppositions, n’osant pas aller à leur rencontre. Lâche et au bord de la rupture, le protagoniste projette même de sympathiser avec son agresseur dès qu’il l’aura identifié. Mais il n’y arrivera pas et la poursuite reprendra très vite et de manière plus agressive encore.

Contraint de se défendre coûte que coûte, David Mann symbolise en fin de compte la fragilité de l’individu civilisé qui se découvre subitement un adversaire primaire. Toute l’absurdité de cet antagonisme est exacerbée par la haine irrationnelle qui finit par s’en dégager. On pourra échafauder toutes les hypothèses quant aux raisons d’une telle adversité et remarquer que la poursuite ne démarre qu’au moment où Mann double le poids-lourd en franchissant la ligne continue. Une simple infraction au code de la route serait donc le point de départ de ce cauchemar routier où deux inconnus à leurs volants s’affrontent sans même se connaître.
Une bien belle métaphore de l’individu civilisé qui cède brutalement à la folie sous la pression des responsabilités et du quotidien.

Après un tournage marathon de quatorze jours, Duel est diffusé en tant que téléfilm du samedi sur la chaîne américaine ABC et explose l’audience. Devant un tel succès public et critique, Universal décide de rallonger la durée du téléfilm à 90 minutes (via l’ajout de scènes supplémentaires) pour lui permettre une distribution en salles, d’abord en Europe puis aux Etats-Unis. Le film fait le tour des festivals jusqu’à remporter le Grand Prix du premier festival d’Avoriaz.
Spielberg lui, fort de sa nouvelle réputation, peut dès lors initier la longue et prolifique carrière de cinéaste qu’on lui connaît aujourd’hui.

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