La filmographie de David Cronenberg, même si elle a pris une tournure plus réaliste ces dernières années, fut à une époque indissociable du fantastique.
Cohérente de bout en bout, la première partie de son oeuvre explora les obsessions du cinéaste et les thématiques récurrentes que sont la métamorphose physique et la corruption de la chair par l’esprit ou par son environnement.
La première remarquable exception à cette thématique sera Dead Zone, l’une des adaptations cinématographiques de Stephen King les plus réussies. En 1989, la filmographie de Cronenberg prend une tournure plus psychologique à travers Faux semblants (Dead Ringers). Sans renier pour autant ses préoccupations premières, Cronenberg trouve dans le thème de la gémellité et du double, une nouvelle expression de ses thèmes de prédilection.

Beverly et Elliot sont deux brillants gynécologues renommés ainsi que deux parfaits jumeaux. Ils se partagent tout. Leur appartement, leur métier, leur clinique, leur clientèle et les femmes. De leur enfance, nous n’en verrons que deux courtes scènes, le temps de les voir alors âgés d’une dizaine d’années, s’interroger sur la sexualité et sur les organes de reproduction féminin. Peut-être un moyen de chercher une réponse à leur singularité commune. Surdoués précoces, leur ascension professionnelle et sociale est très vite esquissée pour les retrouver en tant que deux séduisants trentenaires sous les traits du seul et unique Jeremy Irons (excellent dans ce double rôle).
Tout aussi inséparables qu’indissociables, ils ne se font aucun secret et se racontent tout. Quand l’un ne peut se rendre à son rendez-vous, c’est l’autre qui prend sa place. Par nécessité ou par simple caprice, ils s’adonnent tout deux à une comédie récurrente où l’un joue l’autre et vice-versa, profitant de leur parfaite ressemblance pour tromper jusqu’à leurs plus proches collaborateurs qui n’y voient que du feu. Ainsi, lorsque Elliot rentre chez eux et demande à son frère comment s’est passé l’entrevue avec le président du conseil en vue d’une subvention, Bev lui répond “Tu a été parfait comme toujours, nous avons la subvention.“.
Cependant c’est bel et bien de comédie qu’il s’agit car les deux frères n’ont pas le même tempérament. Elliot est affirmé, suffisant et charmeur, Bev quand à lui, est plus effacé, sensible et semble se complaire à vivre dans l’ombre sociale de son charismatique frère.
Très vite, le cas particulier de Claire, une patiente stérile et accessoirement une actrice réputée, en manque de maternité les accapare tous deux. En cette femme dans l’incapacité d’enfanter, cette “mutante” comme la qualifiera plus tard Bev, les deux frères n’y voient tout d’abord qu’un simple sujet de curiosité. C’est d’abord Elliot qui se faisant passer pour Bev couchera avec elle pour “l’essayer” en quelque sorte avant de pousser son timide frère à faire de même. Bev en viendra à donc entretenir une liaison avec Claire et se découvrira des sentiments pour elle si bien qu’il refusera de partager cette intimité avec son frère trop curieux et décidera de s’éloigner de lui. Bien sûr, la jeune femme ignorera dans un premier temps qu’elle a affaire à des jumeaux, couchant coup sur coup avec les deux frères sans pouvoir les différencier. La comédie durera un temps avant qu’elle ne découvre la supercherie.
Un brin possessif, Elliot voit alors en l’amour que porte Bev pour la jeune femme, un danger sans précédent pour la symbiose qu’il forme avec son “petit frère”. Car à ses yeux, l’un et l’autre sont complémentaires et se confondent presque en une seule identité.

Claire est ainsi le catalyseur de l’intrigue, celle qui perturbe involontairement la symbiose parfaite des jumeaux. Elle est aussi la seule personne qui parviendra à les différencier. A la question que lui posera Elliot tout en contemplant son reflet dans le miroir “Suis-je si différent de mon frère ?“, elle lui répondra “Oui, tu l’es“. Elliot finira par accepter à contre-coeur la tentative de Bev de vivre sa propre vie, loin de lui.
Mais lorsque Claire sera amenée à s’absenter durant un mois pour un tournage, elle abandonnera sans le savoir le fragile Bev à ce qu’il n’a jusque-là jamais éprouvé dans sa vie, le sentiment de solitude. Ayant jusqu’alors toujours vécu avec son frère, il se retrouvera totalement privé de repères et confronté pour la première fois de son existence à l’absence de l’Autre.
On peut donc considérer Claire comme un substitutif possible à Elliot, le frère dominateur. Et le fait d’avoir choisi de s’éloigner de son jumeau apparaît ainsi comme un acte de révolte de la part du fragile Bev, ainsi qu’un moyen pour lui de revendiquer son identité propre vis-à-vis d’Elliot.
Faux semblants décrit dès lors l’angoisse existentielle de Bev, se révélant peu à peu incapable de s’affranchir de la présence de son frère. Sujet à de terribles crises d’angoisses, il tâchera de les traiter par la consommation immodérée de puissants calmants. Lesquels aggraveront son état mental jusqu’à le faire sombrer dans la folie.
Jusque-là cynique et détestable, Elliot tentera pourtant de son mieux de venir en aide à Bev jusqu’à se sacrifier en sombrant volontairement dans une déchéance similaire à celle de son frère.

A travers cette oeuvre, Cronenberg délaisse pour la première fois le fantastique horrifique et la science-fiction, domaine dans lesquels il avait toujours brillé, pour faire un premier pas remarqué vers le réalisme crépusculaire, teinté de psychanalyse. La science de Freud est d’ailleurs un domaine qui l’a toujours fasciné (ce n’est pas pour rien qu’il adaptera en 2010 la pièce A Dangerous method). Les protagonistes qui peuplent son oeuvre sont généralement confrontés à une situation le plus souvent terrifiante qu’ils se retrouvent seuls à affronter et qui les poussent à s’auto-détruire.
Dans le cas de Faux semblants, Cronenberg explore la thématique du double via deux jumeaux dont la parfaite complémentarité en font deux âmes soeurs qu’il devient impossible de séparer.
Elliot et Bev sont les deux faces d’une même pièce. Un reflet l’un pour l’autre depuis leur enfance. Dans cette logique, il est donc tout à fait cohérent de voir Bev sombrer dans l’incertitude et la folie dès lors qu’il s’éloigne de son frère. L’absence de Claire dans le second acte agit comme un révélateur de la dépendance de Bev vis-à-vis de son jumeau.

Au sommet d’une filmographie jusque-là jalonnée de monstres biologiques, Cronenberg livre avec Faux semblants un film plus “sobre” et moins choquant que ses précédents opus, mais dont la réalisation élégante et la trame profondément existentielle, en font une réussite de plus dans une filmographie qui compte jusqu’à nos jours un bon nombre de perles noires.

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